Critique

Last Night in Soho : not so(ho) good ?

27 octobre 2021
Par Félix Tardieu
Thomasin McKenzie (Eloise) dans une scène terrifiante de “Last Night in Soho”.
Thomasin McKenzie (Eloise) dans une scène terrifiante de “Last Night in Soho”. ©Universal Pictures Intl. France

Edgar Wright, réalisateur de la trilogie Cornetto (Shaun of the Dead, Hot Fuzz, The World’s End) nous revient avec Last Night in Soho, film imbibé de références mais paradoxalement bien plus sage et moins inspiré que ses précédents films.

Eloise (Thomasin McKenzie) vit seule avec sa grand-mère à la campagne et aspire à devenir styliste de mode. Elle part alors étudier à Londres pour accomplir son rêve. Mais la concurrence est rude. Mal à l’aise auprès de ses camarades, Eloise préfère finalement louer une petite chambre dans une vieille maison londonienne. Très vite, elle va être aspirée par la figure fantomatique de Sandie (Anya Taylor-Joy) et plongée dans le Londres des années 1960 dont elle rêve tant. Mais l’idéal qu’Eloise voit en Sandie va peu à peu virer au cauchemar…

Last Night in Soho fait d’emblée ressortir l’identité visuelle du réalisateur britannique, dont le dernier film en date – Baby Driver (2017) – cherchait déjà à s’imposer comme un film référence. Edgar Wright y déroulait toute la grammaire de son cinéma, au rythme de la musique que le personnage de Baby (Ansel Elgort) écoute frénétiquement sur son iPod et qui constitue le carburant du film. Exercice de style frimeur et sans propos (avec la forme, mais sans le fond) pour les uns, partition jouissive et débauche d’énergie folle pour les autres. Last Night in Soho risque de souffrir des mêmes écueils : on y retrouve, avec un plaisir non dissimulé, cette même mise en scène virtuose et emballante, ces mêmes astuces pour cacher un fondu, fluidifier un changement d’échelle ou de scène, ces mêmes mouvements de caméra effrénés, ces angles improbables, ces accélérations et ces ruptures soudaines. Au fond, cette même roublardise qui fait d’Edgar Wright un réalisateur toujours plaisant à suivre.

Anya Taylor-Joy dans le rôle magnétique de Sandie.©Parisa Taghizadeh/Focus Features

Un « film-hommage » savoureux

Comme souvent dans ses films, le bizarre ou l’étrange surgissent de la normalité la plus plate, la plus banale et la moins inquiétante possible. Last Night in Soho reprend peu ou prou la même idée, le burlesque en moins : le personnage d’Eloise se retrouve seul témoin d’événements du passé et suit le personnage de Sandie, incarné par Anya Taylor-Joy – récemment couverte de gloire pour son interprétation de la joueuse d’échecs Beth Harmon dans la minisérie Le Jeu de la dame (Netflix) –, qui arpente les clubs du quartier de Soho en espérant devenir une grande chanteuse. Au milieu de tous ces hommes en costume trois-pièces, Sandie est alors filmée comme une proie, attirant les regards les plus lubriques. Peu à peu, son rêve va s’écrouler et basculer dans le cauchemar. De cela, Eloise est le témoin impuissant, tel un personnage de film d’horreur assistant malgré lui au carnage. Edgar Wright s’amuse alors comme un fou, étalant ses références cinématographiques et musicales à toute allure. On songe inévitablement aux thrillers de Brian de Palma, aux films de zombies de George A. Romero, mais avant tout aux maîtres du giallo italien tels que Mario Bava et Dario Argento, auxquels Wright rend ouvertement hommage. Spectacles gores stylisés à l’extrême, jouant sur la propre pulsion scopique du spectateur, les giallo italiens des années 1960-1970 inspireront notamment le genre slasher américain, donnant ainsi naissance à des films cultes comme Halloween (John Carpenter, 1978) ou Scream (Wes Craven, 1996).

Thomasin McKenzie (Eloise) dans Last Night in Soho.©Focus Features

Avec ce film, Edgar Wright continue ainsi d’exhumer le cinéma de genre qu’il affectionne tant, en le repliant sur le présent et en glissant dans ce pli la mécanique même de son cinéma, où tout est finalement question de décalage. Last Night in Soho s’annonce d’emblée comme un film de fantômes dans lequel le personnage d’Eloise est hanté par la résurgence d’un passé poussiéreux. Wright veut-il signifier le désir – et le danger – de réveiller les morts ? Soit de réveiller le cinéma lui-même, ou plutôt un certain genre de cinéma que l’on aurait enfoui ? Certains plans semblent d’ailleurs tout droit sortis de L’Enfer (1964) d’Henri-Georges Clouzot, film inachevé, maudit, mort-vivant, plein de promesses, dont les quelques scènes tournées avec Romy Schneider ont marqué toute une génération de cinéphiles.

Edgar Wright ne lésine donc pas sur les effets de style qui rappellent une certaine branche du cinéma d’exploitation : les néons de toutes les couleurs et le rouge pétant qui remplit le cadre, les jeux de miroirs, les plans subjectifs, les cris qui déraillent, les giclées de sang artificiel, tout y est. Mais cette sorte d’archéologie que Wright met en œuvre à travers toute sa filmographie ne peut pas s’effectuer au détriment de la consistance de ses personnages. Or, c’est là que Last Night in Soho tourne court.

De l’autre côté du miroir

Que cache le film sous sa surface reluisante ? La couche de fantastique que Wright étale semble là pour signaler les dangers qu’un abus de nostalgie peut causer : Eloise se déconnecte progressivement du monde et ne distingue plus vraiment le Londres reluisant des sixties de la ville moderne et aseptisée dans laquelle elle vit. Mais le film évoque surtout l’emprise d’un certain type d’hommes sur les femmes. L’atmosphère cotonneuse de cette ville fantasmée, dans laquelle le cinéaste semble dans un premier temps se complaire (en miroir de son personnage principal), va progressivement être parasitée par cette toxicité sournoise et sans visage. Eloise va peu à peu se fondre dans le point de vue de Sandie, mais ne passera jamais véritablement de l’autre côté du miroir. Le dédoublement de personnalité, ne serait-ce qu’à travers les jeux de reflet, est fortement appuyé par la mise en scène virtuose de Wright, impressionnante machinerie fière de son économie d’effets spéciaux. Eloise prend alors alternativement possession du corps de Sandie, et Sandie du corps d’Eloise.

Anya Taylor-Joy (Sandie) et Matt Smith (Jack) dans Last Night in Soho.©Universal Pictures Intl. France

Ce qui aurait pu donc être un geste puissant – une même emprise sur le corps des femmes, une même souffrance passée sous silence transmise à travers les générations et éprouvée à une égale intensité – se solde par un retournement final plutôt fade. Malheureusement, Eloise et Sandie restent toujours séparées l’une de l’autre par ce mur du fantastique qui ne cède jamais vraiment. Wright n’aborde le sujet qu’en surface, à travers le prisme du genre (cinématographique, en l’occurrence), refusant à ses personnages – autant à Eloise et son alter ego qu’aux figures masculines, à l’image du personnage campé Matt Smith, si unidimensionnel qu’il semble déserté par son propre interprète – une existence pleine et authentique. Eloise ne devient jamais réellement Sandie, et inversement. Les « senior » du film que sont Diana Rigg – décédée en septembre 2020 et dont c’est le dernier rôle à l’écran – et Terence Stamp (possiblement un choix de casting en hommage à son rôle terrifiant dans L’Obsédé (1965) de William Wyler) portent des personnages qui auraient également pu être plus étoffés.

Cette nouvelle proposition d’Edgar Wright est donc alléchante, délicieuse par moments, mais n’outrepasse jamais son cahier des charges. Le film reste un objet de pur divertissement, bien ficelé, mais paradoxalement trop appliqué, car plus sensible aux références qu’il distille ici et là qu’à la force cinématographique du message qu’il porte.

Last Night in Soho d’Edgar Wright, avec Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy, Matt Smith, Terence Stamp, Diana Rigg. 1h57. En salle le 27 octobre 2021.

Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste
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