À l’heure où certains youtubeurs prennent une ampleur qui dépasse largement la sphère des réseaux sociaux, le travail des femmes dans ce domaine peine encore à être vu, entendu, reconnu. Décryptage.
Depuis la rentrée, de nouveaux livres signés par des influenceuses remplissent une fois de plus nos rayons de librairies. Deux d’entre elles, des Françaises, ont sorti ce mois-ci leur tout premier livre, Happy Hours : brunch, lunch, dîner & cocktails pour Anna RVR, influenceuse et youtubeuse lifestyle, et Tadaam : 80 recettes veggies du miam pour La Petite Chef Mumu, influenceuse cuisine sur Instagram. Cet exemple récent illustre bien le développement énorme des créateurs et créatrices de contenu et l’ère post-digitale dans laquelle nous sommes, qui fait tomber les frontières entre le numérique et le monde « physique ».
Pourtant, si certaines créatrices de contenu signent des contrats avec des maisons d’édition, d’autres se font lyncher sur les réseaux sociaux, à l’image de Manon Lanza, harcelée depuis sa participation au GP Explorer, compétition de course automobile entre créateurs de contenus, organisée par Squeezie.
Prendre sa place dans l’industrie
Aux premiers jours de la galaxie YouTube, qui s’est étendue par la suite à Instagram, TikTok ou encore Twitch, ceux que l’on appelait alors les « youtubeurs » étaient majoritairement des hommes dans le domaine du jeu vidéo. En France, ce qui a commencé par des tutoriels, des sessions de jeux vidéo de Diablox9 ou Squeezie pour aider tout un chacun à battre tel boss ou passer tel niveau, a progressivement vu apparaître des tutoriels de maquillage ou de coiffure incarnés par exemple par EnjoyPhoenix, ainsi que des vidéos humoristiques et des sketchs, un secteur rapidement pris d’assaut par Cyprien et Norman.
« On a beaucoup reproché aux femmes d’être des pièces rapportées dans des vidéos d’hommes, d’être l’éternel personnage secondaire féminin. Elles ont dû imposer leur présence et se battre, à l’image de Natoo qui a réussi à s’imposer dans des groupes masculins avant de voler de ses propres ailes ensuite. »
Marie Camier ThéronProductrice et streameuse
Si les youtubeuses ont rapidement réussi à transformer le créneau du make-up en mode et lifestyle, elles ont peiné à s’imposer dans d’autres secteurs moins « féminins », boudées par les algorithmes qui mettraient plutôt en avant soit les contenus masculins, soit les contenus purement « girly ».
D’autres domaines sont apparus à leur tour, comme la vulgarisation scientifique et historique, ou encore la fiction, mais, là encore, les femmes vidéastes ont eu du mal à se faire une place. En France, les influenceurs les plus performants en termes de vulgarisation sont Dr Nozman (4,52 millions d’abonnés sur YouTube), Nota Bene (2,33 M), Mamytwink (2,25 M), loin devant les femmes comme Charlie Danger (980 000 abonnés), Manon Bril (693 k) et Scilabus (522 k).
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En 2016, le documentaire Elles prennent la parole du collectif Les Internettes interrogeait déjà les créatrices, dont Natoo, rare femme à avoir réussi à s’imposer dans le secteur de l’humour, mais aussi Charlie Danger, Florence Porcel, Lola Dubini, Marion Seclin, Solange te parle… sur les difficultés qu’elles rencontraient. « On a beaucoup reproché aux femmes d’être des pièces rapportées dans des vidéos d’hommes, d’être l’éternel personnage secondaire féminin. Elles ont dû imposer leur présence et se battre… À l’image de Natoo, qui a réussi à s’imposer dans des groupes masculins avant de voler de ses propres ailes ensuite », explique Marie Camier Théron, qui accompagne des youtubeur·se·s et streameur·se·s dans leur développement depuis une dizaine d’années, et qui est elle-même streameuse. Pas sûr que les choses aient bien changé depuis le temps : « On espérait que ce documentaire devienne vite obsolète, mais je l’ai revu récemment et il n’a pas vieilli… »
Une diversification à deux vitesses
Progressivement, alors que les talents du Web connaissent un succès de plus en plus important, une vague de diversification apparaît. Squeezie, Cyprien, Amixem… D’abord spécialisés dans un domaine précis – le gaming, l’humour –, puis devenus de références sur ces sujets, les youtubeurs s’ouvrent à d’autres types de contenus : les threads horreur, l’ouverture de colis contenant des objets « what the fuck », les vidéos collégiales entre youtubeurs ou avec des abonnés, les interviews de personnalités…
Si bien qu’aujourd’hui un créateur comme Squeezie est devenu un média à part entière, où chacun·e peut trouver un programme ou une vidéo qui lui correspond. Il a d’ailleurs fait la Une de Télérama récemment, non plus comme le 1er youtubeur français, ce qu’il est, mais comme « l’animateur le plus regardé de France ».
« Les superproductions, les projets les plus techniques et les plus ambitieux, qui s’appuient sur des productions très chères, sont incarnées par des hommes. Par exemple, tout en étant la première streameuse française, Maghla ne mène pas de projets d’ampleur comme le GP Explorer, le Zevent (mené par Zerator) ou le match de foot entre streameurs d’Amine. »
Marie Camier ThéronProductrice et streameuse
Si cette diversification est de plus en plus répandue chez les créateurs qui réussissent, elle est en revanche plus compliquée du côté des créatrices, même chez celles qui sont déjà bien installées. EnjoyPhoenix, qui s’est fait connaître sur le secteur beauté, mode, lifestyle, est passée à l’écriture de livres autobiographiques, a créé sa chaîne et même son entreprise de produits de beauté, des boutiques éphémères, etc. En revanche, elle qui a commencé sur YouTube en 2011 ne s’est mise que depuis quelques années, 2020 au plus tôt, à développer d’autres contenus, sur les jeux vidéo ou encore l’ésotérisme, alors qu’elle dit être passionnée de jeux vidéo et de sorcellerie depuis de nombreuses années.
Ce qui semble donc fonctionner chez les femmes, c’est un approfondissement, un développement multicanal, multiformat, de leur secteur de prédilection. À l’image de Léna Situations qui a décliné sa « marque » en livre, collections capsules, marque de vêtements et d’objets lifestyle, boutique éphémère, café-restaurant… Ou encore de Louise Aubery, qui a commencé dans le lifestyle et le body positive, qui a déjà écrit un livre et développé une série de podcasts où elle interview désormais de grandes célébrités. Il est donc beaucoup plus difficile pour les femmes que pour les hommes de sortir du créneau dans lequel elles ont commencé.
La diversification des vidéastes est acceptée tant qu’elles restent dans la mode, la beauté, le lifestyle, la cuisine, les confessions, etc., car ce sont des domaines dans lesquels les créatrices n’ont jamais été remises en question. Alors que c’est tout l’inverse pour les créatrices qui se sont positionnées sur les créneaux de l’humour, du jeu vidéo ou de la vulgarisation scientifique ou historique.
Pour Marie Camier Théron, « c’est très dur de sortir de son précarré, car les plateformes n’aident pas, l’algorithme YouTube est plus gratifiant si on fait toujours la même chose, si on vise le public habitué. Mais à cela s’ajoute un problème culturel français : c’est la façon dont les femmes se projettent, sont entreprenantes, peuvent avoir de l’ambition et une vision globale du projet pluriel qu’elles ont envie de mener. »
Ce problème de légitimité peut bien évidemment empiéter ensuite sur les possibles développements et diversifications hors numérique que des maisons d’éditions ou autres peuvent proposer aux influenceur·se·s. « Les superproductions, les projets les plus techniques et les plus ambitieux, qui s’appuient sur des productions très chères, sont incarnées par des hommes. Par exemple, tout en étant la première streameuse française, Maghla ne mène pas de projets d’ampleur comme le GP Explorer, le ZEvent (mené par Zerator) ou le match de foot entre streameurs d’Amine. »
Changer la façon dont on parle d’elles
Mais il y a autre chose qui différencie encore les créatrices des créateurs de contenus, c’est leur traitement médiatique. Si des vidéastes comme Maghla ont réussi à s’imposer sur Twitch en tant que streameuse de jeux vidéo, elles sont encore bien loin derrière les hommes en termes de nombres de vues et d’abonné·e·s, et souffrent d’une couverture médiatique beaucoup trop centrée sur leur situation de femme dans un milieu d’hommes.
« Aujourd’hui, certaines créatrices ne veulent plus répondre à des journalistes ou participer à des tables rondes, car elles ne veulent pas tenir ce discours, elles ne veulent pas de mise en lumière de leurs difficultés par crainte du backlash (retour de bâton). Elles ont peur d’attirer les pires trolls ensuite… »
Marie Camier Théron
Si les premiers articles sur le phénomène YouTube, Twitch et les influenceuses étaient bourrés de bonnes intentions, veillant à lever un tabou sur la situation des femmes, les difficultés qu’elles peuvent rencontrer, les remarques déplacées, la haine dans leurs commentaires, le harcèlement qu’elles subissent… ils sont également devenus un étau pour ces jeunes femmes. Comme dans d’autres domaines, on en vient à ne donner la parole aux créatrices que pour décrire leurs difficultés, leur situation de victimes ou pour les faire réagir aux scandales et accusations de viols de leurs homologues masculins, sans ne jamais vraiment aborder leur travail de création.
Dernier exemple en date, on a beaucoup parlé de l’influenceuse e-sport Manon Lanza, non pas pour son travail, mais parce qu’elle a connu une vague de cyberharcèlement après sa participation à la compétition de course automobile GP Explorer. « Elle a été enfermée dans cette position de victime de cyberharcèlement de façon assez imprévisible. Et il y a en effet beaucoup de femmes dont on découvre les contenus car elles sont prises dans une vague de sexisme ou ont pris la parole sur le cyberharcèlement », raconte Marie Camier Théron.
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Marie Camier Théron en appelle également à « la responsabilité des médias de veiller à diversifier les profils quand on parle de création et de culture web. Il ne faut pas ignorer les problèmes de sexisme et de harcèlement, bien sûr, mais on parle déjà assez peu des femmes, alors c’est encore pire de n’en parler que sur cet aspect négatif. » Elle-même se souvient n’avoir été sollicitée dans les médias que pour s’exprimer sur cet angle-là, lorsqu’elle était présidente des Internettes.
Être une femme ou appartenir à une minorité sur les réseaux est sans conteste plus difficile. Les critiques envers les créatrices visent souvent leur physique et attaquent leur légitimité sur tel ou tel sujet. Elles sont jugées beaucoup plus sévèrement par les internautes, mais il ne faudrait pas que les médias s’ajoutent à ce cercle vicieux en ne faisant appel à elles ou en ne les mentionnant que pour revenir sur leurs difficultés.
Créer des role models, accompagner, former
Marie Camier Théron surenchérit : « Aujourd’hui, certaines créatrices ne veulent plus répondre à des journalistes ou participer à des tables rondes, car elles ne veulent pas tenir ce discours, elles ne veulent pas de mise en lumière de leurs difficultés par crainte du backlash (retour de bâton). Elles ont peur d’attirer les pires trolls ensuite. » Au contraire, mettre en avant leur réussite, leur travail de création, leur donnerait une légitimité médiatique qui pourrait dissuader leurs détracteurs.
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Heureusement, des structures d’accompagnement sont créées pour aider les femmes à se lancer et à se structurer sur les réseaux sociaux. Les métiers de la création web étant encore relativement nouveaux, il n’existe pas de formation ou de diplôme qui les enseignent. Beaucoup de créateurs et créatrices sont donc autodidactes, or, pour réussir et rester au niveau quand son projet prend de l’ampleur, il faut se structurer, bien savoir lire les contrats, maîtriser les logiques administratives et comptables liées à l’entrepreneuriat et savoir bien s’entourer. Les femmes pâtissent souvent plus que les hommes dans ce domaine, attirant moins, par exemple, de grandes agences comme Webedia…
Depuis 2016, le programme « Elles font YouTube » de YouTube organise des rencontres et masterclass entre créatrices, pour générer de l’inspiration et des modèles. Cette année, la vidéaste Alix Grousset interroge d’autres créatrices de contenu sur leur parcours, comme Juju Fitcats, Gaëlle Garcia Diaz… Et en 2023 a eu lieu le tout premier programme BetHer, imaginé par Marie Camier Théron et Nawal Stouli : un programme d’immersion et d’accélération, dédié aux créatrices de contenu pour les aider à dépasser « les stéréotypes de genre et les biais sociétaux qui les freinent dans leur développement ». Un programme qui mêle donc formation et financement, et qui va revenir pour une deuxième édition en 2024. Les candidatures pour faire partie des dix créatrices sélectionnées par le programme devraient ouvrir en début d’année.