Avec L’Été dernier, Catherine Breillat signe son retour sur grand écran après dix ans d’absence. Pour son come-back, la réalisatrice a fait confiance à Léa Drucker. À l’occasion de la sortie du film et quelques mois après sa présentation au Festival de Cannes, L’Éclaireur a rencontré la cinéaste et son actrice.
Léa, qu’est-ce qui vous a marquée à la lecture du scénario ?
Léa Drucker : Ce qui m’a beaucoup séduite dans le scénario, c’était la complexité de ce personnage et tout ce que ça raconte. L’écriture permettait d’ouvrir plein de tiroirs. Bien sûr, je ne maîtrisais pas tout à la lecture du scénario, mais j’ai aimé la densité qu’il y avait dedans, la profondeur qui permettait plein de choses.
Cette cinéphilie a fait que j’étais extrêmement excitée et impatiente. J’avais une grande envie de rencontrer Catherine et de discuter avec elle. Quand j’ai lu le scénario, ce n’était pas une évidence immédiate que je fasse le film. Il fallait d’abord qu’on se rencontre et qu’on échange.
Comment s’est déroulée cette rencontre ? Quel souvenir gardez-vous de ce premier échange ?
Catherine Breillat : J’étais assise sur mon canapé, j’étais en face de Léa, car il fallait que je scrute son visage. Il fallait que je m’en empare. Le fait de voir les films des autres, en l’occurrence ceux de Léa, me donne rarement le désir de travailler avec eux. Par contre, quand j’ai vu Léa en vrai, elle est devenue petit à petit le personnage que j’imaginais. Disons que je la voyais dans la première scène. Après, un film, c’est artisanal, on le fait pas à pas, on se débrouille.
Comment ce cinéma artisanal se traduit-il au tournage ?
C. B. : Au tournage, il faut ouvrir les tiroirs. Ils ne sont pas tous ouverts au scénario. Il y a une part d’inattendu, une part que l’on pourrait appeler à tort de l’improvisation. Quand j’écris le scénario, je n’improvise pas, et quand je tourne c’est pareil. Il y a une liberté de création qui arrive au moment où je ne l’ai pas prémédité.
Il faut savoir que le cinéma, c’est un art carnivore, on le fait avec la chair des acteurs. Ils incarnent vos personnages, ils incarnent vos rêves. Mais comme ce ne sont pas des rêves, mais des personnes, il faut petit à petit entrer dans le rêve, entrer dans le personnage que je n’avais pas vu totalement. C’est au fur et à mesure que ça se modèle. C’est comme l’art du potier qui part de la terre glaise et qui construit un vase. C’est un travail que l’on fait ensemble, et dans lequel je peux paraître contradictoire.
« Je ne voulais pas aborder la morale, car on la connaît. Je voulais que ça soit beaucoup plus contradictoire, plus trouble. »
Catherine Breillat
L. D. : En même temps, ce n’est pas dérangeant, car je trouve que la contradiction fait partie de nous.
C. B. : Il y a des moments pendant le tournage où il faut modeler des positions. Ce n’est pas naturel. Le cinéma, c’est l’art de faire du naturel avec du fabriqué, de mettre les acteurs dans des positions atroces, parce qu’ils sont dans le cadre.
On sent un travail très physique sur le tournage…
C. B. : Oui, et c’est pour cela que je parle de contradiction, parce qu’au départ j’écris une “scénette”, mais il faut l’élever. C’est là que je cherche le travail avec l’actrice, qui est une passion absolue. Par exemple, dans la scène de confrontation avec son mari, Léa doit se lever et faire face. Elle doit se lever comme la statue du commandeur, alors qu’elle est liquéfiée, statufiée sur sa chaise, elle ne peut pas se lever tout d’un coup.
« Le cinéma est une zone intéressante. On peut explorer cette zone trouble dans laquelle on ne maîtrise rien. »
Léa Drucker
Il semblait que cette immobilité était encore effondrée en elle-même. Tout ce qui tient debout, c’est l’apparence physique. Elle est quand même dans un état de sidération absolue. J’avais dit à Léa que la seule chose qui pouvait se lever, c’était son œil. Puis, tout d’un coup, c’est son œil qui va la lever très lentement et harmonieusement. Je voulais qu’il n’y ait aucune saccade.
Vous évoquiez la contradiction en tant qu’artiste, alors que le film joue aussi sur les contradictions avec Anne. Pourquoi c’était important de présenter un tel personnage ?
C. B. : Je ne voulais pas aborder la morale, car on la connaît. Je voulais que ça soit beaucoup plus contradictoire, plus trouble. Elle ne fait que succomber à une tentation irrésistible. En plus, quand on tombe amoureux, ça se voit sur la lumière du visage de chacun.
Il s’illumine. Je pense que cette contradiction est très présente, car Anne ne peut pas résister au coup de foudre. Il y a vraiment un aspect incontrôlable, car avec Théo elle revit ce qui a été brisé durant son adolescence. Cet amour, ce n’est pas le même que l’amour conjugal.
L. D. : J’ai vu le film deux fois et je continue à me poser des questions. Il y a plein d’autres pistes sur l’idée que malgré le fait qu’on ait un certain âge, qu’on ait construit sa vie ou qu’on soit dans la maîtrise de soi, finalement on ne contrôle pas grand-chose. C’est une femme intelligente, une femme qui a un métier intéressant, c’est une femme courageuse qui pour autant cède à une passion terrible, féroce, dévastatrice. C’est pour cela que le cinéma est une zone intéressante. On peut explorer cette zone trouble dans laquelle on ne maîtrise rien.
C. B. : Ce que j’aime, c’est faire perdre les repères du Bien et du Mal, parce que l’humanité est très complexe. L’humain est faillible, il a droit à l’erreur, à l’art, aux errances, au déni… Toutes ces choses qui font qu’on n’est pas des monstres et qu’on n’est pas non plus des saints.
Le désir et les pulsions amoureuses sont très présents dans votre cinéma et dans L’Été dernier. Ces thématiques sont-elles un moyen de rendre compte de cette humanité ? Pourquoi sont-elles si importantes ?
C. B. : Parce qu’on considère le sexe comme une chose honteuse. Or, même si on croit en Dieu, c’est-à-dire qu’on est dans le dogmatisme le plus exacerbé, tout se joue. Il faut savoir que nous sommes des mammifères dont la survie et la reproduction ne peuvent se faire que par le désir et le plaisir. La survie de l’espèce passe par le sexe sous le signe du désir. La survie de l’humanité n’est pas simplement guidée par la procréation. Il faut développer du désir, de la poésie, et de l’amour.
« Je n’ai pas envie que le spectateur se rince l’œil sur le corps des hommes et des femmes. Il faut qu’il se rince l’esprit. »
Catherine Breillat
Vous êtes contre la qualification d’un cinéma sulfureux ou érotique. Vous préférez le mot subversif, pourquoi ?
C.B. : Oui, je déteste cet adjectif, “sulfureux”. Je pense que ce sont les hommes qui aiment l’érotisme. Moi, je ne sais même pas ce que c’est. Sulfureux, c’est connoté comme une sorcière à brûler. Je n’ai pas envie d’éveiller le désir du spectateur quand il regarde mes films. Je n’ai pas envie qu’il se rince l’œil sur le corps des hommes et des femmes. Il faut qu’il se rince l’esprit ; que cet esprit prime et devienne clair, lumineux et beau.
Léa, est-ce que c’est une histoire d’amour entre Théo et Anne ?
L. D. : Honnêtement, je n’ai jamais vraiment résolu cette question. La grande question que pose leur relation c’est : qu’est-ce que c’est l’amour ? Si l’amour c’est du désir physique, alors oui, mais je trouve que l’amour c’est un vaste terme qui englobe tellement de choses, surtout dans le cinéma de Catherine Breillat. Je pense en plus que cette femme-là est assez complexe sur ce terrain.
Je sais que pour moi, cette rencontre était irrésistible autant qu’ambivalente. C’était à la fois agréable et désagréable pour Anne et Théo dans leur relation. Il y a des choses qu’elle ne peut pas trouver ailleurs. Par exemple, dans la scène façon Pauline à la plage, dans l’herbe, elle retrouve ses 16 ans et pense pouvoir rejouer quelque chose qui s’est très mal passé pour elle dans son passé.
Elle se raccorde à lui là-dessus. Ça, c’est l’aspect psychologique, au-delà de l’attirance physique. Ils ne fusionnent pas que sur le corps. Ils fusionnent aussi sur une envie de tout faire exploser. Lui est enfermé dans une jeunesse dans laquelle il n’est pas si bien que ça. Elle a envie de tout faire péter, mais ce n’est pas si conscient que ça.
Comment s’est passée votre rencontre avec Samuel Kircher qui incarne Théo dans le film ?
C.B. : On a des coups de foudre pour ses acteurs. Je l’ai eu pour Samuel, je l’ai aussi eu pour Léa quand je l’ai vue. Il y a une confiance qui s’est installée. On se laisse beaucoup plus manipuler, et Samuel a eu ce don de se laisser absorber par la caméra. Il faut savoir que j’ai eu beaucoup de mal à trouver mon Théo et à monter le film. À l’époque, j’avais choisi son frère, Paul. On avait fait des essais, il était très beau. Il a beaucoup de talent.
« Qu’est-ce qui fait qu’on trouve quelqu’un beau même quand il commence à devenir un peu vieux ? La vie, l’émotion ! »
Catherine Breillat
Sauf qu’au moment où le film s’est finalement monté, il commençait déjà à avoir du succès et ne pouvait plus le faire. Je ne trouvais aucun acteur qui me convenait. Lui, c’était vraiment du champagne, il me surprenait… Et c’est là qu’il m’a parlé de son petit frère, Samuel.
Que retenez-vous de son jeu aujourd’hui ?
L. D. : Je le trouve génial comme acteur. D’ailleurs, c’est son premier film, il est complètement fou. Il n’a pas non plus cet aspect du personnage violent et ténébreux. C’est un garçon extrêmement poétique, délicat et réservé. Quand il tournait, il plongeait dans les scènes comme s’il avait dix ans d’expérience. C’était extrêmement sécurisant de travailler avec lui, tout en étant très inspirant.
C. B. : Je trouve qu’il était absolument offert à la caméra. Je n’ai jamais vu ça à ce point-là.
Catherine, les visages et le regard semblent être des éléments très importants pour vous. Pourquoi ?
C. B. : Ça me fascine. Il y a un langage des visages et des regards très précis. J’adore le moindre tressaillement, le moindre pore de la peau. Tout au long du tournage, j’ai vraiment fait attention à ce que Léa soit belle et qu’on voit vraiment le grain de sa peau quand elle rougit, par exemple. Qu’est-ce qui fait qu’on trouve quelqu’un beau même quand il commence à devenir un peu vieux ? La vie, l’émotion ! Il ne faut pas l’enlever.
Vous évoquiez une scène inspirée de Pauline à la plage. Quelles ont été vos références à l’écriture et sur le tournage ?
C.B. : C’est vrai que j’appelle souvent mes scènes par des noms. Il y a la scène de Pauline à la plage, mais aussi la scène du tatouage qui est inspirée de Jean de Dieu. Disons que c’est de l’esprit, car la scène n’est pas identique. Dans la scène du tatouage, je voulais faire référence à ce collectionneur fétichiste. Il fallait qu’il y ait ce fétichisme quand il se rapproche et qu’il lui fait ce tatouage avec tous ces points.
L. D. : C’est vrai qu’elle donnait des indications sur le plateau qui n’étaient pas tout le temps prévues, mais qui arrivaient aussi de façon spontanée, comme Pauline à la plage.
On sent une écriture et un tournage nourris de références…
L. D. : Tu rentres dans le tas en fait. Il ne faut pas trop réfléchir, il ne faut pas que ça devienne intellectuel et qu’on repense à tous ces grands films. C’est spontané, mais c’est vrai que c’est des images qui sont envoyées et elles permettent de créer de l’émotion. On avait plein de choses comme ça, des références au Caravage ou à Pauline à la plage, il y avait Kim Novak, Sueurs froides…
Que signifie finalement le titre L’Été dernier ?
C. B. : Le film danois qui a inspiré ce scénario s’appelait La Reine des cœurs, mais je ne voulais pas le reprendre. J’avais d’abord trouvé le titre Inavouable, mais ça risquait de projeter le film dans un cliché : “C’est du Catherine Breillat, il y a des scènes de sexe…”, à tel point qu’on nous a refusé des autorisations de tournage. Il a fallu trouver un autre titre et je voulais qu’il soit lumineux, à l’image de la photographie du film. En revanche, avec ce titre, on pourrait penser que c’est un amour d’été, mais c’est en réalité un amour éternel, car quand on est amoureux, on a un sentiment d’éternité.