Parce qu’il n’y a pas que le Goncourt ou le Renaudot dans la vie.
Étrange sentiment au moment de conclure cette année littéraire. Un étonnement, pour ne pas dire une incompréhension, quand on regarde le palmarès des prix les plus prestigieux. Des choix contestés et contestables qui ont vite été sanctionnés par les lecteurs qui n’ont pas suivi.
Vivre Vite est un bon roman, mais n’a pas la carrure d’un Goncourt, les ventes n’ont fait que le confirmer. Liberati a une plume à part qui peut prétendre à un prix mais le voir recevoir le Renaudot des mains de son pote de toujours Beigbeider pour un livre qui est loin d’être son meilleur, voilà qui fait grincer des dents. Le Femina attribué à Hunziger couronne l’ensemble d’une œuvre admirable mais la voir triompher du grandissime favori, Grégoire Bouillier et son chef-d’œuvre, Le Cœur ne cède pas, laisse songeur…
Heureusement, du côté des prix « de second rang », des prix de printemps et des prix remis par la presse, les vainqueurs ont vraiment fière allure et se présentent comme de vrais candidats au titre de livre de l’année. Tour d’horizon des écrivains sacrés qui pourraient bien enflammer votre été.
| Giuliano Da Empoli, Le Mage du Kremlin
Aux yeux de tous – sauf du jury, visiblement –, c’était le Goncourt tout désigné, le livre de l’année. Parce qu’il éclairait subliment l’actualité et nous donnait à voir les racines du drame en train de se jouer. Après avoir figuré parmi les finalistes de presque tous les grands prix majeurs, ce qui n’est au passage pas une bonne nouvelle, mais plutôt le meilleur moyen d’échouer à récolter les plus prestigieux lauriers, Giuliano Da Empoli a finalement raflé Le Grand Prix de l’Académie française. Un moindre mal tant son roman est éblouissant.
Alors qu’il effectue des recherches pour Les Ingénieurs du chaos, un essai sur les mouvements populistes européens, le politologue franco-italien croise la route de Vladislav Sourkov, un conseiller de l’ombre du Kremlin qui murmure à l’oreille de Vladimir Poutine. Immédiatement, il est frappé par le profil de cet homme haut en couleur et décide de ne pas l’intégrer à sa galerie de génies du mal.
Obsédé par ce personnage fascinant, il décide plutôt d’en faire le protagoniste de son premier roman et d’entremêler réalité et fiction pour retracer le parcours politique de cette éminence grise. Sous sa plume, Vladislav Sourkov devient Vadim Baranov et se raconte au soir de sa vie. On plonge avec lui dans les terribles arcanes du pouvoir russe. À mi-chemin entre le roman d’espionnage à la John Le Carré et les mémoires du Cardinal de Retz, son roman mêle érudition et divertissement, il apporte un éclairage précieux sur l’actualité ukrainienne tout en nous emportant dans un récit au cordeau digne des meilleures fictions politiques.
| Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson
Nouvelle venue dans l’excellente collection littéraire « Ma nuit au musée », Lola Lafon, l’autrice de La Petite Communiste qui ne souriait jamais, consacré à la gymnaste Nadia Comaneci et de Chavirer, roman déchirant qui plongeait dans les méandres d’une blessure intime, nous raconte cette nuit du 18 août 2021 passée au Musée Anne Frank d’Amsterdam. Elle nous entraîne, la gorge nouée et le cœur battant, dans ces pièces exiguës où la jeune fille s’est cachée avec sa famille pendant plus de deux ans dans l’espoir vain d’échapper au génocide.
Elle s’attarde sur les photos pour les décortiquer, s’émeut de voir les reliques d’une vie brisée. Elle convoque surtout les fantômes de sa propre histoire familiale pour les faire dialoguer avec cette martyre de la déportation que « tout le monde connaît tellement qu’il n’en sait pas grand-chose ». Un texte sidérant et sublime qui a fait une belle razzia de récompenses cette année avec Le Prix décembre, Le Prix des Inrocks et le Grand Prix des lectrices ELLE.
| Anthony Passeron, Les Enfants endormis
Reconnues pour leurs savoureuses trouvailles en littérature étrangère, les éditions Globe avaient surpris tout le monde en misant pour la première fois sur un premier roman français. Et le coup d’essai s’est transformé en coup de maître. Couronné du Prix Wepler, ce récit à la croisée de l’enquête intime et de l’essai historique a fait l’événement. Avec une plume sensible, sans concession, Anthony Passeron arpente les vestiges de son passé et raconte le destin chahuté de sa famille, confrontée dans les années 1980 à la maladie d’un oncle atteint du sida.
En parallèle, il rend hommage aux scientifiques, aux militants, à tout ceux qui les premiers ont mis en garde contre le danger qui vient et ont mis toutes leurs forces dans la bataille contre la maladie. Entre peur, souffrance et déni, Les Enfants endormis touche en plein cœur. Il dit tout de la détresse des familles confrontées à ce mal dont personne ne savait rien. Il rappelle aussi que le combat n’est pas fini.
| Maria Larrea, Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent
Avec sa plume bravache, son humour corrosif et son talent de conteuse, Maria Larrea est une des révélations de la dernière rentrée littéraire et nous donne à lire le meilleur premier roman de l’année. Quête des origines aux allures de conte picaresque, Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent commence dans l’Espagne des années 1940, celle de Franco, par deux naissances et deux abandons. Julian, fils de Josefa, une prostituée obèse de Bilbao, a été recueilli par La Misericordia, un orphelinat de la ville. Victoria, elle, a été confiée par sa mère à un couvent de Galice. Ces deux enfants de misère sont les parents de la romancière.
Elle entremêle l’histoire de ses parents, leur rencontre, leur jeunesse, leur immigration en France, et son enfance passé avec eux dans la loge du théâtre de La Michodière. Elle raconte surtout ce moment de bascule, quand, à 27 ans, une tarologue prétend qu’elle ne serait pas la fille de ses parents et que, sans comprendre pourquoi, elle se met à le croire. Passée par la Femis, Maria Larrea écrit comme Almodovar filme, tout en couleurs ; la caméra virevolte en champ contre-champ, entre dans les arrière-cuisines, célèbre les joies, immortalise les peines, s’attarde sur les visages comme des reflets de nos vies chahutées. Un périple intime et familial drôle et touchant.
| Alice Géraud, Sambre
Récompensée du Prix du livre de journalisme 2023 et du Prix du livre du réel, Alice Géraud vient brillamment inscrire son nom au tableau de la grande famille du true crime et incarne le nouveau souffle d’un genre qui, plus que jamais, déchaîne les passions. Pendant 30 ans, Dino Scala, « Le Violeur de la Sambre » a arpenté sur 27 km la même route déserte du nord de la France à la recherche de proies. 56 jeunes filles, 56 viols aux procédés atroces commis en toute impunité avant d’être finalement arrêté en 2018, puis condamné l’été dernier à 20 ans de réclusion criminelle.
Alice Géraud a patiemment déterré les procès-verbaux, relu les rapports d’enquête, rencontré des proches de l’affaire pour exposer de manière simple, clinique, sans jugements ni théories sensationnalistes la faillite généralisée du système judiciaire. Car du monstre, elle n’a que faire. Son livre se place du côté des victimes, de ces femmes brisées qu’on aurait pu, qu’on aurait dû protéger. Si elle rappelle les obstacles technologiques à l’enquête et notamment l’absence de prélèvement ADN, elle tire surtout à boulets rouges sur une procédure qui n’a cessé de bafouer la parole des femmes. Considérées au mieux comme des menteuses, au pire comme des coupables, on ne les a jamais écoutées. Alors Alice Géraud a pris la plume pour les venger.
| Anthony Doerr, La Cité des nuages et des oiseaux
Il faudrait un livre entier pour rendre compte de la folie du voyage littéraire auquel nous convie Anthony Doerr et pour clamer un amour à la hauteur de ce chef-d’œuvre rare, Grand Prix de littérature américaine. Dans la lignée de Toute la lumière que nous pouvons voir (2015), le romancier américain, lauréat du Pulitzer de la fiction, mêle à nouveau érudition et divertissement pour créer une œuvre monstrueuse qui engloutit tout entier son lecteur.
Tantôt roman historique dans les ruines de Constantinople, fable écologique aux accents de thriller ou space-opera questionnant la fin de l’humanité, La Cité des nuages et des oiseaux raconte en filigrane, à travers les âges et les civilisations, la destinée hors du commun d’un manuscrit qui éclaire en secret le chemin des hommes et des femmes qui croisent son chemin. Anthony Doerr bâtit une éblouissante cathédrale de papier, un monument de l’imaginaire, immense et fabuleux, érigé en l’honneur de la littérature.