En dehors de singularités qui séduisent leur public, les œuvres récentes présentent nombre de points communs. On étudie la question.
Les plus voraces des lecteurs de mangas ou des spectateurs d’anime n’ont pas pu passer à côté de cette évidence : les derniers succès du genre affichent des similitudes parfois troublantes, qui tendent vers une certaine uniformité. Y compris dans les plus originaux, comme le récent Mashle.
Bien qu’il prenne le contre-pied sur nombre d’éléments de ses prédécesseurs, ce dernier ne fait alors que renforcer le statut de passage obligé de ces ingrédients devenus incontournables. Derrière ce simple constat – qui n’empêche pas de faire des meilleurs représentants du genre, Demon Slayer, Jujustu Kaisen ou Chainsaw Man en tête, de superbes créations –, nous avons cherché à comprendre les raisons profondes de cet état de fait.
Pour nous aider à y voir plus clair, nous avons fait appel à un véritable puits de science, aussi intarissable que passionnant sur le sujet. Erwan « Fumble » Lafleuriel est rédacteur en chef d’IGN France et chroniqueur récurrent de l’émission Le Cri du Mochi, dédiée à cet univers. Voici donc, en sa compagnie, cinq points essentiels qui décryptent ce phénomène et vous offriront, on l’espère, un point de vue pertinent.
1 Violence et goût pour l’occulte
Les combats entre Pourfendeurs et Lunes Supérieurs de Demon Slayer, la lutte de Yūji Itadori et ses camarades contre les Fléaux dans Jujutsu Kaisen ou les moments les plus trashs de l’ultragore Chainsaw Man n’en font pas mystère. L’Au-delà et les scènes d’une violence parfois inouïe se disputent la vedette des dernières productions.
Si ces éléments étaient déjà présents dans d’anciennes œuvres majeures, telles que Hokuto no Ken (Ken Le Survivant) pour la violence ou Yū Yū Hakusho pour l’occulte, ce choix d’angle d’attaque n’est pas anodin. Ainsi, sa récurrence interroge une certaine forme de plagiat, d’un point de vue occidental.
« Au Japon, il est de rigueur de copier les uns sur les autres. Le manga est plus un produit qu’une œuvre à respecter. »
Erwan Lafleuriel
Erwan nous l’explique en ces mots : « Au Japon, il est de rigueur de copier les uns sur les autres. Le manga est plus un produit qu’une œuvre à respecter, donc si quelque chose fonctionne, il faut répéter la formule et voir si ça prend aussi, ce qui est loin d’être toujours le cas. Ensuite, l’occulte a toujours eu une place importante, le Japon étant un pays assez superstitieux, il est facile de toucher un large public avec le sujet. Mais ce qui lie les succès actuels, c’est une certaine violence plus débridée, ce que l’on peut tout aussi facilement mettre en place avec l’occulte, sous plein de formes différentes. Bref, s’il faut une réponse qui résume un peu tout, je dirai que c’est une solution de facilité. »
2 Des héros, mais pas trop
L’archétype du héros naïf, qui apprend au fur et à mesure à développer ses pouvoirs, est un poncif du genre. Pourtant, l’une des nouveautés de la génération actuelle, c’est assurément le caractère de Denji dans Chainsaw Man, ou de Yūji dans Jujutsu Kaisen, notamment, qui ajoutent un côté un peu « idiot » à leurs personnages. Ils en deviennent presque des anti-héros sur ce point. Pourquoi ce trait de caractère est-il si souvent employé ?
« Cette génération de mangaka se rebelle et tente de renouveler le genre après des années de One Piece et Naruto, détaille Erwan. Fujimoto en particulier, avec Denji, qui est non seulement un abruti, mais moralement encore plus ambigu que tous les nouveaux héros de shōnen. Dans cette catégorie de déconstruction du genre, Chainsaw Man est clairement un niveau au-dessus. »
« Si Denji comprenait exactement ce qu’il fait, Chainsaw Man serait un manga très très inquiétant à plus d’un titre. »
Erwan Lafleuriel
Les héros traditionnels, avec leurs personnalités volontaires et positives, n’ont pour autant pas disparu. « Ces différents types de héros se complètent. Beaucoup de shōnens utilisant les héros immatures ont souvent un univers très sombre et violent, ça doit aussi probablement aider à installer une composante comique pour contrebalancer. Si Denji comprenait exactement ce qu’il fait, Chainsaw Man serait un manga très très inquiétant à plus d’un titre. »
3 Une poignée de studios omniprésents
Les studios d’animation les plus sollicités se comptent sur les doigts d’une main. Mappa (Chainsaw Man, Vinland Saga, Jujutsu Kaisen), ufotable (Demon Slayer), Wit (L’Attaque des Titans, Spy X Family), Pierrot (Naruto, Boruto, Bleach Thousand-Year War) et consorts réalisent presque toutes ces adaptations. Cette main-mise, avec l’utilisation croissante de 3D et de CGI, participe sans doute à une certaine impression de « lissage », d’uniformisation des adaptations en anime. Pour Erwan, ce n’est pas tant le sempiternel choix des mêmes grands noms de l’animation, que leurs impératifs économiques et leurs choix de gestion, qui aboutissent à ce résultat.
« Il y a énormément d’investissements dans les anime, mais les comités de production souhaitent garder le contrôle – selon un analyste japonais du milieu – et l’apport est donc fractionné pour qu’aucun des gros investisseurs (chinois, américains, saoudien…) ne s’impose. » Résultat : des productions avec un budget individuel limité. Pour notre spécialiste, il s’agit là de l’une des raisons pour lesquelles on entend encore parler des animateurs mal payés, malgré la demande importante.
« En l’état, les studios ne créent pas des œuvres, mais des produits pour les catalogues des diffuseurs ; ça laisse peu de place à l’artistique. »
Erwan Lafleuriel
« C’est pourquoi Mappa s’est affranchi de ce système et a pris de gros risques sur Chainsaw Man en finançant toute la production. D’autres méthodes de financement sont recherchées par divers studios, d’ailleurs. Mais, globalement, il faut répondre à la demande, en allouant les talents avec plus ou moins de bonheur selon l’importance du projet. Si les studios avaient moins de travail, plus d’argent, et moins de contraintes de la part du comité de production (dont chaque membre peut influer sur le résultat final, donc autant dire que le nivellement se fait par le bas), ils seraient sûrement heureux de faire des choses plus originales. En l’état, ils ne créent pas des œuvres, mais des produits pour les catalogues des diffuseurs ; ça laisse peu de place à l’artistique. »
4 Le poids des codes du shōnen
Si les ressemblances entre certaines productions récentes sont évidentes, c’est aussi parce qu’elles reprennent les codes ancestraux du shōnen, bien évidemment. Pourtant, on a l’impression de similitudes plus flagrantes que dans les œuvres passées, qui parvenaient toutes, plus ou moins, à imposer des univers variés en dépit du respect des fameux impératifs immuables du genre.
Sur ce point, Erwan souligne l’importance d’installer rapidement une nouveauté auprès des lecteurs, mais aussi la plus grande maturité du public et donc de son esprit critique face à des sorties toujours plus nombreuses.
« Les mangakas ont quelques chapitres pour convaincre et, dans les grands magazines, ils ne vont pas tenter le diable. »
Erwan Lafleuriel
« Les codes du shōnen sont respectés à la lettre parce qu’ils fonctionnent, clairement. On pourrait dire que One Piece, Naruto, Bleach et compagnie les ont affinés, avec des sagas à long terme comme on n’en fait plus. Quand un titre comme Jiangshi X est lancé internationalement sur Manga+ by Shueisha, forcément, les gens vont penser à Naruto. Les mangakas ont quelques chapitres pour convaincre et, dans les grands magazines, ils ne vont pas tenter le diable (sauf Fujimoto, mais c’est son éditeur qui est fou). »
Pour le chroniqueur, l’abondance de titres joue un rôle important dans ce constat de similarité : « Je pense que cette impression de clonage se ressent surtout chez nous parce que l’on a de plus en plus de titres, même ceux qui fonctionnent moins bien, même ceux qui s’arrêtent brutalement. On a beaucoup plus de mangas, le public a aussi énormément grandi et se rend compte plus facilement de ces ressemblances. »
5 L’humour comme antidépresseur ?
Eiichiro Oda (One Piece) avait récemment appelé les créateurs de mangas à moins de « sérieux » dans leurs œuvres. Qu’entendait-il par là ? L’humour est pourtant souvent présent, pour désamorcer les moments les plus durs des mangas récents, bien qu’il soit assez différent de celui des productions plus anciennes. Est-ce que cette réflexion de l’auteur culte réfère à leurs ambiances, généralement plus « lourdes » qu’auparavant ? Là encore, l’éclairage de notre invité apporte des réponses lumineuses, tant sur l’aspect générationnel que sur le contexte sociétal actuel.
« L’humour d’Oda vient de Tex Avery, de Looney Tunes, et d’une époque que l’on ne voit même plus à la télé maintenant. » La remarque de l’auteur marquerait-elle un conflit de générations ? « L’humour est toujours très présent dans les mangas récents, mais ce n’est pas forcément le même. Je lui reproche souvent de trop se calquer sur le manzai – le standup japonais –, et je regrette un peu les délires plus visuels de Kimengumi [Le Collège fou, fou, fou chez nous, ndlr]. »
« L’humour est toujours très présent dans les mangas récents, mais ce n’est pas forcément le même. »
Erwan Lafleuriel
Et oui, comme dit plus haut, certaines ambiances sont plus lourdes : cela fait un moment que le manga traite de la crise économique, du poids sociétal au Japon, etc. Mais, maintenant, on a en plus les inquiétudes écologiques croissantes. Au lieu d’avoir des héros avec un objectif clair à long terme comme Luffy, on a des héros qui prennent les choses comme elles arrivent, comme Denji. »
Conclusion – Tous pareils, mais différents ?
Derrière le constat brut d’une certaine homogénéité des plus grosses productions se cachent des différences, parfois infimes, mais souvent déterminantes dans nos goûts et préférences. Dans le meilleur des cas, la passion commune pour les mangas ou les anime réunit des communautés.
Elle peut aussi, de temps en temps, aboutir à des petites guerres futiles, portées sur lequel est le meilleur, le plus original ou le plus « authentique ». Pour conclure, on laisse donc place à la sagesse d’Erwan, philosophe en plus d’être passionné.
« La production de manga est écrasante, donc on finit toujours par tomber sur quelque chose qui nous convient, même si c’est à peine différent d’un autre auquel on n’a pas accroché. Les shōnens, même les plus courts, sont des œuvres qui peuvent accompagner toute une jeunesse, un passage à l’âge adulte, alors l’attachement dépasse vite la raison. Évitez donc de dire du mal des shōnens des autres et inutile de chercher “l’original”. »