Critique

The Fabelmans : Spielberg, mode d’emploi

20 février 2023
Par Félix Tardieu
“The Fabelmans”, en salle le 22 février.
“The Fabelmans”, en salle le 22 février. ©Universal Pictures France

Après s’être lancé dans l’exercice périlleux du remake d’un film de chevet (West Side Story), l’infatigable cinéaste américain se risque cette fois-ci à l’autofiction. The Fabelmans n’est sans doute pas exempt de défauts, mais la générosité sans faille du réalisateur emporte tout sur son passage.

Steven Spielberg n’est pas le premier – et probablement pas le dernier – à puiser dans ce terreau hautement cinégénique qu’est l’enfance, la nostalgie d’un paradis perdu et le fantasme des origines d’une vocation. À la différence des tentatives plus ou moins abouties de ses pairs (Brannagh, Cuarón, Iñárritu, Tarantino, P.T Anderson et consorts) dans cet exercice ouvertement narcissique, à l’instar de James Gray (Armageddon Time est sans doute le film qui résonne le plus avec The Fabelmans), Spielberg a mis du temps avant de passer à l’acte et de remuer un passé quasi mythique qui, ayant de facto nourri ses propres films, a involontairement abreuvé des générations entières de cinéphiles. 

Comme s’il ne lui avait pas suffi de marquer l’histoire du cinéma de son sceau (Les Dents de la mer, E.T l’extraterrestre, Il faut sauver le soldat Ryan, Arrête-moi si tu peux, La Liste de Schindler, Minority Report, pour ne citer qu’eux), il fallait encore que ce cinéaste à l’imagination sans bornes nous fasse en quelque sorte l’offrande de The Fabelmans, portrait d’une famille de la middle-class américaine des années 1960, livrant ainsi à un insatiable public les clés intimes d’un fabuleux royaume pouvant être tout entier ramené aux images défilant dans le placard d’une chambre d’enfant. 

Mateo Zoryan incarne le jeune Sammy Fabelman/Steven Spielberg.©Universal Pictures France

Be kind, rewind

Sans doute Spielberg n’avait-il jamais cessé d’être ce grand enfant du cinéma avant de perdre ses deux parents, tous deux centenaires, en l’espace de quelques années. Indéniablement marqué par le deuil, The Fabelmans est sans aucun doute le film le plus intime de son auteur. Il en signe évidemment le scénario – son premier crédit de scénariste depuis A.I : intelligence artificielle (2001) – quoiqu’épaulé dans sa tâche par le célèbre dramaturge Tony Kushner (déjà à l’œuvre sur Munich et Lincoln).

Mais la couche autobiographique du long-métrage ne cherche heureusement pas à occulter sa fonction réparatrice, voire thérapeutique. Traversé par une sincérité désarmante, The Fabelmans irradie de cette générosité qui n’a cessé d’irriguer la filmographie du réalisateur de Jurassic Park (1993). Loin de prendre la forme d’une hagiographie satisfaite ou d’un récit de soi glorifiant, ce nouveau film dresse en quelque sorte la douloureuse généalogie de cette générosité qui ne cesse de réenchanter le cinéma. 

Dans un geste réflexif teinté de pudeur, le cinéaste se revoit dans la peau du jeune Sammy Fabelman, petit garçon aux grands yeux découvrant pour la première fois le grand spectacle du cinéma devant Sous le plus grand chapiteau du monde (1952) de Cecil B. DeMille, grâce à l’entrain de ses parents, Burt et Mitzi, somptueusement incarnés par Paul Dano et Michelle Williams. Spielberg lève d’emblée le voile sur une scène doublement matricielle puisque Sammy (successivement campé par Mateo Zoryan et Gabriel LaBelle), émerveillé par la collision de train du film de DeMille, cherche immédiatement à récréer le crash à l’aide du petit train électrique que son père lui a offert pour Hanouka.

Michelle Williams dans The Fabelmans. ©Universal Pictures France

Avec la complicité de sa mère, Sammy filme une fois pour toutes, à travers l’objectif de la caméra Super 8 de son père, le « crash de ses rêves » et tourne ensuite de premiers films enfantins aux côtés de ses soeurs. On retrouvera d’ailleurs un remake explosif de cette même scène fondatrice dans le bien nommé Super 8 (2011), hommage à peine déguisé de J.J Abrams à Spielberg – alors producteur du film – et ses productions mythiques estampillées Amblin (Les Goonies, Gremlins, etc.).  

Cinema paradiso  

C’est ainsi dans l’intimité du foyer familial – et ses intérieurs percés de toutes parts par la lumière surnaturelle de Janusz Kamiński, chef opérateur attitré de Spielberg ici au sommet de son art – que se cristallise l’irrépressible besoin de cinéma de Sammy. « I need to see a little crash », souffle-t-il à sa mère dans un élan de vérité terrassant. Le jeune Spielberg a goûté au cinéma, sa rétine encore innocente transpercée par cette lumière aveuglante (motif s’il en est des plus spielbergiens – voir et revoir Rencontres du 3e type, Les Aventuriers de l’Arche perdue et tant d’autres).

Avec The Fabelmans, le cinéaste américain convoque frontalement le souvenir de ses parents là où la figure parentale, plus particulièrement celle du père, se signalait généralement par son absence dans le reste de sa filmographie – à l’instar d’E.T l’extraterrestre (1982), qui lui aurait été directement inspiré par le divorce de ses parents. La sensibilité cinématographique de Sammy évolue alors à mesure que la relation entre Burt et Mitzi – sublime Michelle Williams, dont le large sourire trahit un malaise plus profond – se délite et que le cocon familial commence à imploser. Cette image du foyer ne cesse de constituer la porte d’entrée, très littéralement, de son cinéma. 

Julia Butters et Gabrielle LaBelle dans The Fabelmans.©Universal Pictures France

Seul face à sa table de montage, un Sammy de plus en plus débrouillard lève peu à peu le voile sur le drame central dans la vie du futur réalisateur. En décelant une vérité cachée entre la succession des images – écho lointain à Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni –, le jeune Spielberg goûte à la fois à la douleur indissociable de la révélation et au pouvoir de sublimation du cinéma. 

The Fabelmans regorge évidemment de références, peut-être en partie inconscientes, à sa propre filmographie. Ici, l’apparition d’une tornade non loin de la maison des Fabelman, vers laquelle Mitzi se précipite avec ses enfants dans un élan de fascination mêlé d’une indicible pulsion de mort (« Of course it’s safe, i’m your mother ! », déjà culte), rappelle entre autres les visions cataclysmiques de La Guerre des mondes (2005) –  et, comme souvent chez Spielberg, le cataclysme surgit autour de la maison familiale. Là, un groupe de boyscouts dans le désert fait écho à l’ouverture d’Indiana Jones et la dernière croisade (1989), ici un des courts-métrages de Sammy – Spielberg est allé jusqu’à rejouer à l’identique ses propres films de jeunesse – préfigurant l’horreur de la guerre dans Il faut sauver le soldat Ryan (1998) ou encore une bande d’ados à vélos qui, évidemment, charrie un imaginaire maintes fois revisité (et remâché) dont Spielberg demeure l’architecte. 

Sammy-téléphone-maison 

Loin de se réduire à une formule toute trouvée du type « une véritable déclaration d’amour au cinéma », The Fabelmans s’impose, bien loin d’une énième fascination pour la machine hollywoodienne et ses travers (coiffant largement au poteau Babylon de Damien Chazelle, même si les deux films ont connu une trajectoire similaire au box-office américain), comme une impressionnante contre-proposition, un récit amer de transmission sur le cinéma comme refuge aussi bien capable d’exhumer la plus intime des blessures que d’infuser de la poésie dans le réel. À travers son objectif, Sammy se révèle aussi bien capable de déterrer la frustration et la profonde mélancolie de Mitzi – qui ne peut alors qu’être soufflée face à la vérité que les images tournées par son fils lui renvoient – que d’adoucir la brute de service à laquelle Sammy est confronté après le déménagement des Fabelman en Californie du Nord. 

Seth Rogen, Paul Dano et Michelle Williams dans The Fabelmans.©Universal Pictures France

Le dernier tiers du long-métrage, marqué par les difficultés de Sammy à s’intégrer dans son nouveau lycée – les brimades, le puritanisme à l’américaine, les brutes en bande habillées façon West Side Story, les poings dans la figure, le bal de promo, bref un segment plus « scolaire » dans l’ensemble – est certes plus laborieux, mais lui est presque aussitôt pardonné par son sens de l’humour et l’implacable sagacité de sa mise en scène, le tout bien aidé par la partition sans fioriture de son éternel compagnon d’armes, John Williams, la lumière divine de Kaminski, ainsi qu’une troupe d’interprètes dévoués.

The Fabelmans emporte largement la mise. Tout en évitant de se reposer exclusivement sur sa fibre nostalgique, Spielberg impressionne par sa volonté féroce de plonger sans retenue dans un passé douloureux et de dialoguer avec ses fantômes. La toute dernière partie du long-métrage semble à première vue un brin déconnectée de l’ensemble, comme à contretemps ; dans les faits, elle annonce la morale de la fable, une sorte d’épilogue « préposthume » à son propre cinéma sous forme d’hommage à ces pères – dans la vie comme au cinéma – en apparence froids et distants, mais qui, bien que souvent hors-champ, ont informé l’œuvre de Spielberg en profondeur. Le tout bouclé par un plan final mémorable, un mouvement de caméra anodin signalant que le cinéaste américain n’a rien perdu de sa fougue. 

The Fabelmans de Steven Spielberg, 2h31, Avec Paul Dano, Michelle Williams, Seth Rogen, Mateo Zoryan, Gabriel LaBelle. En salle le 22 février 2023.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste