Alors que des centaines de nouveaux jeux sont édités chaque année, Monopoly, Scrabble, Uno et autres classiques figurent toujours parmi les meilleures ventes. Entre nostalgie, stratégies d’adaptation et caractère intergénérationnel, plusieurs raisons expliquent ce phénomène.
Sur sa lettre au père Noël, Gabriel, 7 ans, a fait figurer en bonne place le jeu Ramsès. Ce classique de Ravensburger fête cette année son 25e anniversaire et a sorti pour l’occasion une édition limitée, que le petit garçon a particulièrement repérée. Quand il vient passer quelques jours chez sa grand-mère, il trouve dans le coffre à jouets des vestiges du siècle dernier : un Monopoly : Édition de Luxe, un Cluedo, un Trivial Pursuit – Édition de la Maison – Castorama, un Mille Bornes ou encore un Labyrinthe. Mais celui qui a sa préférence reste le Uno, dont il enchaîne les parties avec ses cousines et connaît les règles sur le bout des doigts.
Le monopole du jeu
Gabriel et ses cousines sont loin d’être des cas à part. Des décennies après leur sortie, certains jeux de société dits « traditionnels » connaissent toujours autant de succès et ne semblent pas avoir pris une ride. Pour preuve, ils figurent toujours parmi les meilleures ventes en France : d’après le cabinet spécialisé NPD Group, en 2020, Uno, La Bonne Paye et Monopoly constituaient le trio de tête.
Si l’on s’intéresse seulement au dernier nommé, les chiffres donnent le tournis : depuis la première version sortie en 1935 par Hasbro, il a été décliné en plus de 2 000 versions à travers le monde. Les deux dernières commercialisées en France sont Mon premier Monopoly, une édition évolutive pour les enfants à partir de 4 ans afin de s’amuser en famille, et Voyage autour du monde pour découvrir en s’amusant de belles destinations souvent méconnues. Monopoly est aujourd’hui le jeu le plus vendu à l’échelle de la planète, avec environ 300 millions d’exemplaires écoulés depuis sa création, et 12 000 boîtes en moyenne par jour. C’est simple, Hasbro imprime davantage de billets de jeu que la Banque fédérale des États-Unis.
Il faut dire que le Monopoly a une place à part dans l’esprit du public : son statut de marque lui a conféré une polyvalence beaucoup plus grande qui a permis d’en faire autre chose qu’un simple jeu de plateau. C’est ainsi que la Française des jeux a créé un jeu de grattage, que McDonald’s revient chaque année avec son célèbre jeu permettant de gagner quelques très gros lots, et que Celio l’a décliné en collection de vêtements.
Pour Pierre-François Periquet, responsable communication chez Hasbro France, une autre raison explique également le succès de Monopoly au fil des décennies. « Il y a entre deux et quatre nouvelles versions qui sortent chaque année. Certaines déclinaisons sont essentiellement “artistiques” et d’autres sont plus poussées, comme les Monopoly Fortnite, le Super Mario ou le Tricheurs pour lesquels les règles ont été adaptées. Les croisées d’univers plaisent en général beaucoup, d’autant que s’adapter à la mode permet de faire durer la marque. » Si Hasbro France estime que chaque année un minimum de 400 000 boîtes de son jeu sont écoulées, les ventes peuvent dépasser le million d’exemplaires, comme en 2018, année de sortie des déclinaisons Fortnite et Tricheurs.
Une madeleine de Proust
Chez Ravensburger, on mise aussi sur les déclinaisons pour continuer de faire fonctionner certaines marques phares, à l’image de Labyrinthe. Le jeu existe ainsi en version Pokémon, Super Mario ou plus récemment Team Edition, une édition collaborative. Mais si le jeu fonctionne toujours autant depuis sa sortie en 1986 – environ 100 000 pièces vendues chaque année en France –, c’est aussi pour ses qualités intrinsèques, annonce Laurent Cochet, directeur marketing de Ravensburger. « La mécanique du jeu est bonne, intemporelle et plutôt unique. C’est ce qui explique que Labyrinthe continue de plaire, d’autant qu’il permet aux parents de se replonger dans leurs souvenirs d’enfance et de partager leur émotions avec leurs enfants. »
Cette vision est également partagée par Cynthia Reberac, commissaire générale du Festival des jeux de Cannes, le plus grand rendez-vous ludique francophone. Si les visiteurs sont essentiellement un public averti qui vient au Palais des Congrès et des Festivals découvrir des nouveautés et des jeux parfois pointus, cela n’empêche pas les grands classiques d’avoir aussi leur place, l’attrait de ces derniers étant toujours fort auprès des adultes et des enfants. « La force des jeux de société traditionnels est qu’ils sont transgénérationnels et qu’ils s’adressent à un public qui n’est pas forcément très joueur. Ces jeux rappellent des souvenirs d’enfance et ils aiment les ressortir à l’occasion, d’autant qu’ils en connaissent les règles et peuvent les réinventer. »
Cynthia Reberac dit elle-même posséder une boite de Monopoly au fond d’un placard, auquel elle compte jouer avec son enfant quand celui-ci aura l’âge. « On peut faire un parallèle avec le cinéma : on aime aller voir le dernier film à la mode, mais on apprécie aussi se refaire certains grands classiques à l’occasion. Les Risk, Scrabble ou autres Trivial Pursuit sont un peu notre madeleine de Proust. »
Lancé dans les années 1980 en France, le jeu de culture générale est décliné en différentes versions, mais à un rythme moins soutenu que le Monopoly. Il n’empêche que le Trivial Pursuit traverse les âges, bien porté par la possibilité de jouer en famille avec deux niveaux de questions différents pour les adultes et les enfants.
Le Cluedo existe lui aussi en versions thématiques mettant à l’honneur de grandes licences comme Harry Potter, Games of Thrones ou The Walking Dead. Pour rester à la page, Hasbro Gaming a récemment sorti Cluedo : trahison au manoir Tudor, un jeu de plateau alliant enquête et escape game.
Un nouveau regard sur les jeux
À mi-chemin entre un jeu de l’oie et le Monopoly, La Bonne Paye a la particularité de ne fonctionner qu’aux États-Unis et en France. « Il a rarement été décliné et bénéficie de peu de publicité, mais reste un grand classique qui a toujours du succès au moment des fêtes. Le jeu a été bien installé dans les années 1980, bien compris et a trouvé son public. C’est ça qui l’a rendu pérenne et c’est très rare de voir un jeu fonctionner tout seul comme cela », explique Pierre-François Periquet. Il s’écoule entre 150 000 et 200 000 pièces chaque année en France de ce jeu patrimonial.
Autre grand succès de Hasbro France : Docteur Maboul et Puissance 4, qui ont signé les meilleures ventes de la société la semaine du Black Friday, comme l’annonce le responsable communication. « Ils ont un côté rassurant pour les acheteurs, car ils sont sûrs de ne pas se tromper lorsqu’il s’agit de faire un cadeau. En plus, tout le monde connaît les règles, ça se joue facilement et l’investissement financier est peu élevé au regard du nombre d’heures passées à y jouer. »
Si les confinements ont boosté en 2020 la vente des jeux de société, les classiques ayant été particulièrement plébiscités pour occuper le temps libre, la tendance n’a pas attendu la pandémie pour émerger. Et ce d’autant que les achats ne concernent pas seulement les familles et leurs enfants. Dès 2019, les kidultes, ces adultes qui achètent des jouets, ont participé à la croissance des ventes en se tournant autant vers des valeurs sûres et réconfortantes que des nouveautés transgresives comme Blanc Manger Coco. Le jeu de Blackrock Games a d’ailleurs été la seule « nouveauté » parmi les cinq meilleures ventes de jeu en 2020.
« Il y a aujourd’hui un regard différent sur les jeux de société, avec un public qui a évolué dans un contexte de grande tendance du retour au jeu. À l’inverse de ce qui était encore le cas il y a encore quelques années, on n’a désormais plus honte de participer à des soirées jeux entre amis », analyse Pierre-François Periquet. De quoi augurer encore de beaux jours à nos grands classiques.