« Les jeunes ? Ils ne lisent pas ! », a-t-on coutume d’entendre. Pourtant, ils restent attachés à la lecture, malgré leur affection certaine pour les écrans.
« La jeunesse a toujours raison », écrivait Stephan Zweig dans La Confusion des sentiments. Il ajoutait : « Qui l’écoute est sage. » Mais comment écouter la jeunesse aujourd’hui ? Passées les images d’étudiants dans la queue du Secours Populaire lors du confinement ou les fêtes illégales et forcément scandaleuses, l’attention médiatique ne s’encombre plus de cette figure complexe qu’est le ou la jeune, créature un peu étrange, parfois familière – il arrive qu’un jeune mange à votre table –, mais souvent mystérieuse – « Tu veux bien lâcher ton téléphone, Kevin, et répondre quand ta mère te parle ? » Et si, pour comprendre la jeunesse il suffisait de comprendre ce qu’elle lit ?
Ils lisent, quoi qu’on en dise !
À en croire la très riche étude annuelle du Centre national du livre, les 15-24 ans sont la partie de la population la plus lectrice – suivie de près par les séniors. Mais que lisent-ils ? D’abord, des livres pratiques, des manuels. Les mangas ne se placent ainsi qu’en septième position de leurs lectures favorites, loin derrière la littérature fantastique et la science-fiction (en deuxième position), mais aussi les « livres sur l’histoire » (en troisième position). Études obligent, ils sont également la tranche d’âge qui lit le plus de littérature classique (en quatrième position).
Les jeunes lisent, donc. Mais comment maintenir, les études achevées, le goût du roman et du livre qu’on achève ? Comment, pour le dire en boomer, gagner à la littérature les générations montantes ?
De Tolkien à Despentes : du plaisir à la jouissance
Qu’est-ce, exactement, que la « littérature jeunesse » ? Comme le remarque Déborah Danblon (Lisez jeunesse, 2002 https://www.fnac.com/a1284632/D-Danblon-Lisez-jeunesse), « la littérature pour adolescents et pour jeunes adultes est la seule à être définie par son public plutôt que par son genre ». Au risque, donc, de se spécialiser au point de ne plus dire le monde, de ne plus consoler les douleurs qu’il suscite – si ce n’est en les dissimulant derrière les 600 pages d’un monde imaginaire.
Alors que les séniors lisent majoritairement des livres d’histoire – du passé, donc –, les jeunes semblent vouloir très majoritairement comprendre le monde contemporain et le décrypter. Pourtant, plus ils grandissent, moins ils lisent de romans et d’essais.
Lire pour comprendre – et souffrir, donc – ou bien lire pour s’échapper et y trouver son compte ? Roland Barthe fournit la réponse au dilemme dans Le Plaisir du texte (1973). Distinguant, sans les opposer, la littérature « de plaisir » – celle qui évade, donne du souffle et de l’air – et la littérature « de jouissance » – celle qui met en éveil, révèle les pertes et les combats, donne à voir les ruptures de notre rapport au monde et à la langue –, il établit ainsi dans la vie d’un lecteur des âges successifs, mais non exclusifs les uns des autres.
Ainsi, alors que les séniors lisent majoritairement des livres d’histoire – du passé, donc –, les jeunes semblent vouloir très majoritairement comprendre le monde contemporain et le décrypter. Pourtant, plus ils grandissent, moins ils lisent de romans et d’essais : « Si les préadolescents (11 ans) étaient 33,5 % à lire des livres quotidiennement, ils n’étaient plus que 9 % à l’âge de 17 ans » (L’Enfance des loisirs, ministère de la Culture et de la Communication, coll. « Questions de culture », 2010). Et cette question n’est évidemment pas sans préoccuper les maisons d’édition…
À la recherche d’un lectorat invisible
Si vous êtes jeune et que vous vous êtes déjà senti épié dans votre librairie préférée, il s’agissait peut-être de Lize Veyrard, éditrice dans la belle maison Les Éditions des Équateurs. Consciente de l’enjeu du renouvellement du lectorat – « À force de le rater [le jeune], on va en faire un non-lecteur » –, l’éditrice constate l’absence de lisibilité des habitudes de consommations des jeunes : « Nous ne pouvons pas faire la sociologie de notre lectorat livre par livre. Nous n’avons pas de données en interne. Par contre, je me déplace beaucoup en librairie. Je rencontre les libraires. Je parle avec eux. Et j’observe. C’est assez subjectif. »
« Les jeunes ciblent leurs achats – c’est aussi une question de pouvoir d’achat –, ils regardent peu les tables. Lorsqu’ils entrent en librairie, ils ont souvent un nom d’ouvrage en tête. »
Lize VeyrardÉditrice, Les Éditions des Équateurs
Bien que les perceptions varient entre les grandes villes et les espaces plus ruraux, les questions restent sensiblement les mêmes. Pour le lectorat « jeune », Lize Veyrard s’interroge : « La quatrième de couverture est-elle importante ? Quel est le rapport au fond et à la nouveauté ? Le rapport à l’objet lui-même ? » Là où la Pléiade et la collection blanche de Gallimard excitaient un certain fétichisme, ici il n’en est rien. « Ils ont un attachement plus fort à l’unicité du livre, plutôt qu’au corpus. » Les couvertures sont davantage illustrées, la typographie plus travaillée, les illustrations s’étendent, à l’exemple des éditions anglo-saxonnes, sur des collections jadis austères. Mais ce n’est pas tout : « Les jeunes ciblent leurs achats – c’est aussi une question de pouvoir d’achat – ils regardent peu les tables. Lorsqu’ils entrent en librairie, ils ont souvent un nom d’ouvrage en tête, ils ciblent un livre dont ils ont entendu parler. »
Des livres pas vraiment sous influence
Pour autant, le monde de l’influence dicterait-il leurs achats aux jeunes ? Rien n’est moins sûr. « La visibilité sur les réseaux n’est pas un critère d’engagement. Il n’y a pas de lien direct entre le nombre de followers et les achats, quelles que soient les stratégies publicitaires engagées. Bien que les années 2015-2016 aient vu fleurir un grand nombre d’ouvrages issus de l’influence sur les tables, en réalité seuls un ou deux noms ont surnagé en termes de vente. »
Surtout, « le livre incarne encore un modèle légitime et une légitimité particulière », note Lize Veyrard. Émile Coddens, par exemple, jeune vigneron aux 400 000 abonnés sur les réseaux sociaux, est « très fier de son livre ». Le Vin ça se partage ! (2021) parle à un jeune public d’un sujet qu’on réservait autrefois à l’été indien de la trentaine.
Avoir des auteurs jeunes est aussi une manière d’atteindre le lectorat jeune. Les Éditions des Équateurs, sans faire de la jeunesse une qualité en soi, éditent ainsi un grand nombre d’auteurs et autrices de moins de 30 ans. C’est le cas par exemple de Samuel Adrien, qui a publié en 2022 Un été sur la route, après avoir été le co-auteur avec son comparse Philibert Hum du Tour de France par deux enfants d’aujourd’hui (2018) – dont le titre fait un clin d’œil ironique à un manuel scolaire du XIXe siècle.
Comprendre le monde, sans s’en faire un roman ?
Mouvement mondial venu des États-Unis, la non-fiction dépasse peu à peu, dans les habitudes des jeunes, la fiction. « C’était particulièrement évident avant le confinement, et ça se retrouve pour les jeunes qui préfèrent le thématique, les essais autour de l’écologie, du féminisme, du genre, la sociologie… »
Mais Lize Veyrard le reconnaît : « Il y a toujours un mythe Sagan, le rêve de trouver l’autrice ou l’auteur d’une génération ; si le livre est bon, quand le sujet est profond, suffisamment décalé pour intéresser, l’argument de la jeunesse joue. » Quel que soit notre âge, notre imaginaire reste ainsi dépendant du jeune prodige – qu’il s’appelle Rimbaud ou Damso – redisant le monde pour le rendre intelligible à nos yeux. Un écrivain prophète ? Peut-être simplement quelque chose qui parle à soi, une Sally Rooney ou un Édouard Louis – si différents soient-ils – une manière spécifique de dire « je » sans pour autant ne pas dire le monde.
Et d’ouvrir ainsi le roman a toutes ses composantes possibles, y compris graphiques, à une forme d’hybridité nécessaire à la manifestation de discours authentique. Accompagnant l’autrice du magnifique La Grosse laide, roman graphique de Marie-Noëlle Hébert, dans une tournée à travers la France, Lize Veyrard constate ainsi l’importance de « se découvrir, d’accepter de se mettre en danger ». Ce geste crée une proximité, en témoignent les très nombreuses jeunes femmes qui abordent l’autrice pour témoigner d’un véritable coup de cœur pour son ouvrage.
Au fond, constate Lize Veyrard, « les jeunes adultes cherchent une manière de dire “je”, une autre manière de constater que leurs intimités sont politiques ». Ils doivent pouvoir se dire « Ça me parle à moi », mais, nuance-t-elle, « les jeunes adultes lecteurs ne sont pas égocentriques, ils ont simplement peur qu’on les oublie ».