Trois ans après le succès de Chien 51, son premier récit d’anticipation, Laurent Gaudé nous offre avec Zem une suite inattendue, encore plus aboutie, qui le fait définitivement entrer dans le cercle des grands écrivains de l’imaginaire. Critique.
Amélie Nothomb, la grande habituée, Emmanuel Carrère qui doit se racheter, Anne Berest, nouvelle autrice à succès ou encore Fatima Daas, la prodige qui veut confirmer : on sait déjà que ces écrivaines et écrivains très attendus seront les visages de la rentrée littéraire. Mais un autre nom risque fort de marquer l’actualité, celui de Laurent Gaudé. D’abord, parce que c’est le grand retour d’un auteur auréolé d’un certain prestige littéraire : un prix Goncourt des lycéens en 2002 pour La mort du roi Tsongor, un prix Goncourt en 2004 pour Le soleil des Scorta, et des succès publics avec Eldorado (2006) ou Salina : les trois exils (2018).
Ensuite parce qu’en parallèle de la sortie de son nouveau roman, il aura la chance d’être associé à l’une des plus grosses sorties cinéma de la rentrée. Début octobre, Cédric Jimenez, réalisateur acclamé de Bac Nord (2020) qui avait déjà porté à l’écran HHhH de Laurent Binet, s’attaque à son dernier livre en date, Chien 51, avec un casting titanesque, dont la dream team du moment, le duo Gilles Lellouche-Adèle Exarchopoulos.
Première incursion de l’auteur du côté de l’imaginaire et de l’anticipation, ce polar futuriste avait surpris ses adeptes avant de rapidement conquérir leur cœur grâce à sa langue, son histoire haletante et sa capacité à croquer les affres des lendemains qui déchantent. Il semblerait qu’il ait pris autant de plaisir à l’écrire que nous à le lire, puisqu’il récidive avec une suite inattendue, encore plus aboutie. Et le diptyque de prendre une tout autre dimension.
Retour à Magnapole
Petite piqure de rappel pour se replonger dans le monde imaginé par Laurent Gaudé. Dans un futur proche, rongé par les pluies acides et une chaleur d’enfer, l’alliance de l’ultracapitalisme et du tout technologique a triomphé. De gigantesques corporations règnent sans vergogne sur le monde, rachetant argent comptant des pays entiers, victimes de banqueroute. C’est ce qui est arrivé à la Grèce, pays natal de Zem Sparak, le héros de cette histoire. Il a trouvé refuge dans une mégalopole privatisée, découpée en zones de privilèges et de richesses, aux mains de l’impitoyable multinationale GoldTex. Une ville du futur d’où émerge un nouveau statut, les « Cilariés », contraction de citoyen et salariés.
Après l’éprouvante enquête qui a traversé de part en part Chien 51 et qu’il a menée à bien avec le concours de l’inspectrice Salia Malberg, Zem Sparak s’est irrémédiablement enfoncé, s’anesthésiant à coup d’Oikos, nouvel opium du peuple, qui lui permet de visionner en boucle les bonheurs du monde d’avant – une Grèce enchantée, mais aussi la série d’erreurs qui ne lui ont pas permis de la sauver.
Au commencement de cette suite – pas de panique pour ceux qui n’auraient pas lu le premier tome, un chapitre introductif vient habilement vous rappeler les faits –, Zem est sauvé contre son gré de sa tentative de suicide par Salia. Ellipse. Trois ans plus tard, il est devenu garde du corps d’une huile du système, Barsok, l’homme qui a promis d’abolir les différences de classe et de réunifier la ville.
Toutefois, la découverte sur le port – point névralgique de ce programme de grands travaux révolutionnaires – d’un container rempli de cinq cadavres inconnus va mettre à mal l’ambitieux projet. L’affaire est grave, alors Zem, le fin limier, reprend du service à la demande de son patron, retrouvant sur sa route Salia qui enquête, elle, pour le compte de la police. Ensemble, ils vont plonger loin dans les secrets d’une affaire qui met en lumière les sombres desseins du consortium GoldTex.
« Zem à la folie »
Avec ses 32 chapitres courts et percutants, alternant entre les voix de Zem et Salia, cette suite imaginée par Laurent Gaudé gagne en épaisseur narrative, venant gorger de nouveaux détails cette passionnante peinture du futur. Mais elle gagne surtout en suspense. L’enquête qui s’y déploie maintient en haleine de bout en bout parce qu’elle possède de nombreux niveaux de lecture et prolifère jusqu’au sommet de l’État. Un jeu de piste et une machination, voilà qui fleure bon.
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L’autre grand ressort narratif, l’évolution progressive de Zem, de l’exilé torturé et résigné au rebelle retrouvé, est une des grandes réussites du roman. Ses traumatismes enfouis, son rapport à l’autorité, le lien étrange qui l’unit à Salia… Tout ce tourbillon émotionnel prend enfin forme, dessinant un grand personnage de fiction, avec ses qualités, ses défauts et ses contradictions. Les scènes révélant les zones d’ombre de son passé sont à ce titre de grands moments de littérature.
Mais c’est la lecture de notre monde par Laurent Gaudé qui achève de nous convaincre que Zem est l’un des grands romans de la rentrée. Reprenant certains motifs de ses œuvres précédentes – l’exil et les migrations, le triomphe d’un capitalisme toujours plus destructeur, le dérèglement climatique inéluctable, les bonimenteurs qui promettent un monde meilleur, la violence qui ronge le cœur des hommes –, il rend un hommage vibrant à un genre littéraire qui s’est toujours défini par un engagement appuyé et une fureur de dire le désenchantement du monde.
Malgré la noirceur assumée de ce diptyque qui tend inexorablement vers la dystopie, on saura gré à l’auteur de laisser passer la lumière, nappant son récit, surtout dans ce deuxième tome, d’une couche d’optimisme salutaire. Parce qu’il est devenu trop facile d’imaginer un avenir sans espoir. Les grands faiseurs d’histoires sont désormais ceux qui nous donnent matière à croire.