Critique

Les Enfants endormis d’Anthony Passeron : ce qu’on préserve dans la solitude

20 juillet 2022
Par Anastasia
Les Enfants endormis d’Anthony Passeron : ce qu’on préserve dans la solitude

Avec Les Enfants endormis, Anthony Passeron nous livre-là un récit profond, doux et percutant. Celui sur l’arrivée du sida, l’épopée de l’héroïne, les échecs scientifiques, la solitude des familles. Un roman que l’on n’est pas près d’oublier.

Le sida. Voilà de quoi parle Les Enfants endormis d’Anthony Passeron. De son arrivée en France et ailleurs à une époque où l’on avait une méconnaissance totale de la maladie, et des ravages qu’un tel virus perpétra autour de lui. L’histoire qu’il raconte, c’est la sienne. Celle de sa famille ; celle de Désiré, son oncle ; celle de son père et sa mère ; celle de ses grands-parents.

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Un devoir de mémoire

Désiré. Un nom porteur d’espoir, de force. Un nom du passé que chacun des membres de la famille emploie à sa manière. Son père avec colère. Sa mère avec tristesse. Sa grand-mère avec déni. Son grand-père dans le silence.

« Dans la famille, tous ont fait pareil à propos de Désiré. Mon père et mon grand-père n’en parlaient pas. […] Ma grand-mère, enfin, éludait tout avec des euphémismes à la con, des histoires de cadavres montés au ciel pour observer les vivants. »


Dans ce livre, Anthony Passeron tente de faire subsister quelque chose de ce qui a été. De trouver des réponses à travers les souvenirs et les photos, de combler les trous des confessions incomplètes. Un travail difficile qui le laissera longtemps sur ces questions : « Comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ? » Mais justement : écrire est peut-être son seul moyen pour que l’histoire de son oncle et de sa famille ne disparaisse pas après eux.

« […] la vie de Désiré s’était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. »


Ce livre, c’est aussi l’occasion de sortir de la solitude et du chagrin. Sa voix s’accompagnant à celle de toutes ces familles qui ont traversé, elles aussi, l’épreuve du virus dans une vaste étendue de solitude.

Quand tout a commencé

Le vendredi 5 juin 1981 au matin, Willy Rozenbaum – qui dirige le service des maladies infectieuses à l’hôpital Claude-Bernard à Paris – feuillette le MMWR* de la semaine. Dedans, on y décrit la réapparition récente d’une pneumopathie très rare : la pneumocystose. Un mois plus tard, ce même bulletin publie un article qui s’intitule « Sarcome de Kaposi et pneumocystose chez les hommes homosexuels – New York et Californie ». En août, l’épidémie gagne du terrain aux États-Unis, mais personne n’est en mesure d’identifier l’agent responsable de l’effondrement des défenses naturelles des personnes atteintes.

La machine est lancée.

Fièvres, sueurs nocturnes, perte de poids, diarrhées à répétition, volume des ganglions lymphatiques en augmentation… Les résultantes sont là, sous les yeux, avant que des affections plus graves ne prennent le dessus, comme la pneumocystose, justement, et le sarcome de Kaposi. Il faudra attendre le 6 février 1982 pour qu’un premier quotidien français n’en parle : Libération.

Des femmes sont infectées, des hommes hétérosexuels aussi. La liste s’allonge de plus en plus. On retrouve des hémophiles, des toxicomanes, des héroïnomanes, des jeunes enfants, des femmes enceintes, les Haïtiens. Non, cette maladie est loin de toucher seulement les homosexuels, bien que longtemps, la population préféra se concentrer sur ces « quatre H », victimes de ces stéréotypes qui ont la dent dure.

« En France comme aux États-Unis, les autorités ne comprennent pas la raison pour laquelle quelques médecins s’intéressent autant à ce que l’on appelle le syndrome gay.»


Mais plus grave encore, cette négation des homosexuels n’est pas seulement le cas des autorités. C’est aussi celui des hôpitaux et cliniques. Willy Rozenbaum n’a de cesse de vouloir comprendre ce virus, mais cela gêne sa direction qui, « gênée par l’apparition d’une population homosexuelle » venue consulter l’infectiologue, lui fait comprendre que s’il veut continuer à travailler sur ce syndrome, il devra le faire ailleurs.

Revenir sur tout cet historique sera également l’occasion pour Anthony Passeron de parler de cette bataille franco-américaine de brevets qui a eu lieu pendant des années, sans cesse entre coopération et compétition.

Puis le 27 juillet 1982 à Washington, l’acronyme AIDS (Acquired Immunodeficiency Syndrome) est adopté. En français, SIDA : Syndrôme Immuno-Déficience Acquise.

*Bulletin hebdomadaire de morbidité et mortalité

Une condamnation double par une mort physique et sociale

Il faut remettre les choses dans leur contexte : en plus de mourir dans la souffrance et la décrépitude, les malades étaient condamnés à une mort sociale certaine. Cela se jouait dans la sphère privée, la sphère professionnelle, mais aussi la sphère médicale. Rares étaient les proches au chevet des infectés, tous et toutes réduit·es à leur toxicomanie, et/ou homosexualité. Alors quand les soignants eux aussi refusaient d’approcher les malades, de les nourrir, de les nettoyer, de s’en occuper, le bât finissait d’achever ce qu’il restait de force.

Si l’héroïne volait ce qu’il restait de vie, le sida emprisonnait dans une vision morale, « cernée par les notions de bien et de mal, accolée à l’idée de péché. Le péché intime d’avoir voulu vivre une sexualité libre, eu des relations homosexuelles, de s’être injecté de l’héroïne en intraveineuse […], d’avoir voulu satisfaire son désir d’enfant alors qu’on se savait pourtant condamné. » Même au sein des malades, une hiérarchie se produisait, semblant supposer que, oui, certains étaient plus coupables que d’autres.

Mais l’on ne peut annihiler tous ces scientifiques, ces médecins, ces soignants qui, peut nombreux au début, n’ont pas eu peur des représailles, restant les seules personnes présentes aux chevet des malades et sur qui tous les espoirs retombaient. Avec le sida, les échecs de la recherche ne se traduisaient plus uniquement par des chiffres, « mais sur des visages désespérés. » Ça changeait tout.

– – –

Ils en ont retrouvé des gosses, dans les années 1980, les yeux révulsés, « endormis » dans la rue en pleine journée, une seringue dans le bras. Si les populations ont d’abord cru à des gueules de bois tenaces voire des comas éthyliques, il n’en était rien. Le problème n’était ni l’herbe ni l’alcool : c’était l’héroïne.

« Ces jeunes, perdus d’ennui, fascinés par tout ce qui venait de la ville, étaient des clients de choix pour les dealers, devenus eux-mêmes revendeurs pour payer leur propre consommation. L’excitation était d’autant plus forte que la transgression était grande. »


L’incompréhension était d’autant plus forte que les principaux consommateurs étaient des enfants issus « bonnes familles », de celles qui avaient réussi à accumuler un certain patrimoine. Et dans un village où tout le monde se connaît, rien ne semble plus important que la réputation de la famille…

Louise, la mère de Désirée, en avait vécu des choses. Fille d’immigrés italiens, sa famille était pauvre et à cette époque-là, son pays n’était pas bien considéré parmi les populations. Elle en bava en France, mais rien n’était mieux que d’y rester, car même si c’était la misère, « elle ne craignait plus que des hommes en chemise brune ne débarquent une nuit et ne laissent son père pour mort sur le pas de la porte. »

Avec Émile, fils issu d’une bonne famille du village, et qui avait réussi à s’établir et prospérer dans la boucherie, elle trouva enfin le repos. Même si, vous en convenez, quand l’on connaît la suite de l’histoire, celui-ci fut de courte durée, elle qui s’était soustraite toute sa vie au mépris de cette société qui longtemps l’avait considérée comme une étrangère, elle qui en avait presque « perdu sa langue maternelle ». Non, la toxicomanie de Désiré était décidément trop dure à supporter. Il s’agira alors de faire plier la vérité en faveur des apparences.

L’héroïne ne donne rien, elle prend. « L’appétit, le sommeil, les étreintes. ». Le temps, le futur, les espoirs. Progressivement, la longue descente aux enfers commence pour Désiré. Après le regain d’énergie qu’avait supporté son corps à la naissance de sa fille Émilie, le voilà qui commence à disparaître sous les yeux de chacun, sans que quiconque ne puisse faire quoi que ce soit.

« Disparu, le garçon fêtard et insouciant, connu pour ses frasques nocturnes dans toute la vallée. Sa peau mate virait au blanc, son corps, autrefois enveloppé de vêtements apprêtés et soigneusement choisis, n’était plus fait que d’os. Son insouciance, sa manière de dévorer la vie, tout ce qui avait autrefois pu le démarquer de la rigueur de la famille, dévouée au travail, s’effondrait avec son système immunitaire. »


– – –


Ce roman, c’est celui de ces personnes et familles victimes du sida, mais aussi de celles qui ont souffert des ravages de la drogue. Des fausses promesses, des rechutes. Des faux espoirs.

Désiré fut un fils aimé. Terriblement aimé. Il aurait pu avoir une vie en dehors de tout ça. De la drogue. Du sida. Ils auraient pu s’aimer bien plus longtemps avec Brigitte. Élever leur fille sans qu’elle soit elle-même atteinte du sida. Avoir une vie simple « qui n’aurait sans doute pas méritée d’être racontée », mais une vie tout de même. Ce constat reste encore dur à supporter. Là revête l’importance des souvenirs, des vidéos filmées en Super-8, des photos, des mots. Vecteur de transmission. De vie. 

Ne l’oublions pas : en 2020, 37,7 millions de personnes vivraient avec le VIH dans le monde, selon le Programme commun des Nations Unies sur le sida.

Paru le 22 août 2022 – 184 pages

Article rédigé par
Anastasia
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