Auteur très important de la littérature de science-fiction, Philip K. Dick a su marquer, par ses œuvres, de nombreux esprits. Dans Loterie solaire (son premier roman publié), il imagine un monde futuriste où tout est régi par les calculs de probabilités et les jeux. Ainsi, quiconque peut devenir, du jour au lendemain, le nouveau dirigeant du monde. Un hasard qui en enterre certains et en arrange d’autres…
Loterie solaire de Philip K. Dick nous envoie au XXIIIe siècle, dans les premiers jours de mai 2203. Le monde ne ressemble plus à ce qu’il est aujourd’hui. Et sa présidence ne tient que sur la grande loterie : du jour au lendemain, n’importe qui peut devenir le nouveau Meneur de Jeu.
Le début du désenchantement
Alors qu’une série d’incendies ravage la moitié de la Colline Oiseau-Lyre (un des principaux pivots industriels du système), nombreux des employés classifiés sont rendus à la rue. Pour Ted Benteley, c’est un soulagement. Ne plus être sous ce serment et récupérer sa carte de pouvoir lui permet de reprendre sa vie en main et d’enfin choisir un travail qui a du sens. Mais que faire ? Un plan s’échafaude dans sa tête : intégrer le Directoire, et faire partie de l’entourage du dirigeant de la Terre. Là-bas, il en est sûr, la corruption n’a pas gagné du terrain. Seulement, rien n’est moins simple : les demandes d’allégeance professionnelle auprès du Meneur de Jeu ne sont examinées qu’une seule fois. S’il échoue, il n’aura pas de deuxième chance.
Malheureusement, les choses ne se passeront pas comme prévu et ses rêves de monde meilleur seront vite anéanties.
En allant à Batavia prêter serment à Reese Verrick, Ted Benteley agit comme n’importe quel individu poussé par ses idéaux, cherchant à son échelle, à améliorer les choses. Mais la corruption est partout et la mesquine lutte pour le pouvoir, où l’on « marche sur les cadavres de ses adversaires. », est la même dans les Collines qu’au Directoire.
“ Tout ce que je désire, c’est… Je ne sais pas. Être comme Al Davis, je suppose. Avoir une jolie maison, un bon travail. Vivre ma vie. Mais pas dans ce fichu système ! Je veux être un Al Davis dans un monde où je peux obéir aux lois, pas les violer. Je veux respecter la loi ! Et je veux aussi pouvoir respecter les hommes qui m’entourent.”
Alors qu’il prête serment à Reese Verrick, une saute de la bouteille a lieu et ce dernier est destitué au profit de Leon Cartwright, un des membres de la société des Prestonites… L’esprit pourri par la haine et la vanité, l’ex dirigeant du monde fera tout ce qui est en son pouvoir pour détruire son remplaçant… Quitte à déjouer les règles du jeu.
Un monde régi par le principe de l’Incertitude
Les origines
Les siècles ont remplacé des décennies de vaines tentatives d’amélioration de vie des Hommes. Après le fléau du manque de production, vient celui de la consommation. Pour y faire face, des jeux furent créés : « Si les gens ne pouvaient se payer les coûteuses marchandises manufacturées, ils pouvaient au moins espérer les gagner. » Mais ce que l’on peut faire avec de simples objets matériels, pourquoi ne pas le faire avec des choses plus concrètes encore, comme le pouvoir et le prestige ? C’est ainsi que le Meneur de Jeu est né.
Les situation sociales sont similaires aux jeux de stratégie, transformés avec le Minimax, en un jeu de hasard. Cependant, c’est sans grand étonnement que nous observons l’inefficacité du système de Classification et des jeux. En effet, ceux-ci n’ont pas empêché les « inks » (les inclassifiés comme des cuisiniers, des infirmières, des charpentiers… tant de gens qui savent faire des choses avec leurs mains et non avec leurs têtes « Selon le système de Classification, c’étaient autant de ratés. ») de continuer d’exister. Et cette loi pragmatique protège autant qu’elle fait du tort à tous, en empêchant la prédiction des sautes de la bouteille et en permettant à quiconque de devenir le nouveau leader mondial.
« Pourquoi le processus du Défi a-t-il été instauré ? Le système de la bouteille existe pour nous protéger ; il élève et dépossède au hasard, choisit des individus de manière aléatoire à des intervalles imprévisibles. Nul ne peut s’emparer du pouvoir, puis s’y maintenir ; nul ne sait quel sera son statut dans un an, dans une semaine. […] Le Défi nous protège d’autre chose : des incompétents, des imbéciles et des fous. »
Election du Meneur de Jeu
Le dirigeant du monde est « élu » selon le théorème du Minimax, inventé par John von Neumann. Utilisé par de fins stratèges militaires et financiers, il fut repris, deux siècles plus tard, pour devenir le fondement du gouvernement mondial tel qu’il est dans le livre de Phiip K. Dick.
Ainsi, les dirigeants se succèdent, tentant de survivre à la Convention du Défi qui leur envoie des « Challengers » pour les renverser (et, entre autres, les assassiner). Ainsi, certains meneurs ont tenu quelques minutes et d’autres des années, comme Verrick ou McRae.
Quand Leon Cartwright devient le nouveau Meneur de Jeu, son espérance de vie est de 15 jours. Fagotté d’un costume croisé démodé et en possession d’une antique Chevrolet 1982, c’est un homme grand et maigre, au regard bleu et au caractère nerveux. Nous parlions des inks tout à l’heure. Eh bien, Cartwright en fait partie. Mais avant d’être le nouveau dirigeant du monde, il est surtout le président de la société Prestonite, créée à l’égérie de John Preston. Les membres croient en l’existence d’une dixième planète au sein du système solaire, « le légendaire Disque de Flamme ».
« Il disposait à présent du pouvoir suprême sur le système des Neuf Planètes. Il était Meneur de Jeu, protégé par un Corps de télépathes, avec à sa disposition une importante armée, une flotte de guerre et les forces de police. Il était l’administration souveraine de toute la structure de la bouteille, du vaste appareil de classification, des jeux, loteries et centres de formation. »
En un sens, en jouant et devenant le remplaçant de Reese Verrick, Leon Cartwright vient d’enfreindre les règles : celle de faire d’un homme comme lui un homme puissant. Mais un homme comme lui, qui est-ce, au juste ? Un homme qui n’a jamais voyagé, jamais brillé dans ses études, délaissant la théorie au profit de la pratique. Un homme qui tente vainement d’obtenir une classification pendant des années sans rien recevoir et qui finit par abandonner tout espoir. Un homme qui devient amer, et qui, pour donner un sens à sa vie, intègre la Société Prestonite. Un homme qui, avec son pouvoir désormais, ne voit pas le moyen de faire quelque chose pour l’humanité mais seulement faire prospérer son culte. Enfin ça, c’est ce que pense tous les inféodés à Verrick. Leon Cartwright est un homme plein de ressources dont la stratégie est, du début à la fin, très bien ficelée (ne vous y trompez pas) !
La Convention du Défi et le Corps
Formé vers 2043, le Corps a protégé 59 Meneurs de Jeu et en a sauvé 11 de la Convention du Défi. Il est formé de télépathes (TP) en charge de s’occuper du Directoire et de protéger le Meneur de Jeu. En effet, la Convention du Défi recrute des profils volontaires pour être “challenger*” et en choisit un pour tuer le Meneur de Jeu. Elle en envoie jusqu’à ce que ce dernier meurt ou qu’une saute aléatoire de la bouteille vienne changer le dirigeant de la Terre.
Plein de haine, Verrick a d’ailleurs proposé un million de dollars-or à celui qui tuera Cartwright… De quoi pousser n’importe qui, même un inclassé, à participer pour tenter de trouver sa place dans la société. Et comme le hasard n’a pas sa place dans cette partie, Pellig, le tueur sélectionné, est bien loin d’être humain à proprement parler : « Il avait un aspect aseptique – sans saveur, sans odeur, sans couleur : une non entité. »
*assassin
Rêver un monde meilleur
Comment vivre dans un monde où tout n’est que hasard ? Où les gens travaillent servilement (et avec complaisance) à une société complètement absurde ? Ces questions sont le fondement des dilemmes de Ted Benteley. Malgré son statut classifié et son confort de vie, son travail n’a pas de sens dans ce monde corrompu de toute part. Mais ce sentiment, il n’est pas le seul à le partager, Leon Cartwright en comprend d’ailleurs toute l’absurdité lorsqu’il devient à son tour Meneur de Jeu.
“Un homme arrive pour me tuer, publiquement, au grand jour, sans se cacher, avec l’approbation de tout un système. L’univers entier est suspendu à la TV pour voir ce qu’il va faire. On l’encourage, on l’applaudit. Le vainqueur de ce… sport national. Et vous voudriez que j’aille bien ?”
Non, la vie n’est pas un jeu, mais personne ne semble s’en rendre compte. C’est le fléau du conformisme : nous n’attendons pas des gens qu’ils réfléchissent mais qu’ils suivent le mouvement. C’est également ce que développait Pascal sur le jeu et le divertissement. Les idées sont noyées dans l’œuf et la morale est renversée. L’action n’est là que pour servir. Le principe du hasard n’est là que pour cacher la stratégie.
“Tout est creux, vide, métallique. […] Seul le serment permet à tout cela de tenir encore debout. Situations à vendre, cynisme, luxe et pauvreté, indifférence… et les hurlements de la TV qui couvrent tout. Un homme va en assassiner un autre et tout le monde regarde en applaudissant. En quoi croyons-nous ? En de brillants criminels travaillant pour de puissants criminels. Et nous vouons notre fidélité à des bustes en plastique.”
Cependant, la réponse est là, intangible, dans une des phrases lâchées par Ted : “Peut-être devrions-nous être fidèles à un idéal ?”
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*Copyright visuel : photographie de la NASA sur Unsplash
Traduit par Frank Straschitz – 256 pages