Avec la sortie de l’album de Keren Ann avec le quatuor Debussy, et du nouveau disque de Sofiane Pamart, nous n’avons pas fini d’entendre parler des passerelles entre pop, voire rap, et musique classique. En France, le mélange des genres existe depuis de nombreuses années : les exemples de chansons arrangées en « classique » ne manquent pas. On rembobine.
L’orchestre, un instrument de la chanson française
Au XIXe siècle, musique populaire et savante se séparent. À Paris, la création des music-halls permet aux spectateurs de découvrir des chansons populaires mises en scène dans des spectacles amples, mêlant danse, dîner chic et théâtre. Ces lieux tranchent avec les salles où l’on joue de la musique de chambre, des opéras ou des symphonies, comme l’Opéra Garnier, le Théâtre-Lyrique (futur Théâtre de la Ville) et la Salle du Conservatoire.
Mais les deux genres se retrouvent sur un point : l’orchestre. Jusqu’aux années 1950, la proximité instrumentale entre chanson française et musique savante sera manifeste. Les stars du music-hall d’avant-guerre, comme Édith Piaf ou Maurice Chevalier, utilisent massivement les ensembles à cordes, le piano et parfois les cuivres pour accompagner leurs voix. La tendance baissera nettement lorsque Charles Trenet s’appropriera davantage le « son » du jazz et que les instruments électriques feront leur apparition.
Le classique, une source d’inspiration très nette pour la chanson française
Accusé de plagiat, de détournement, d’irrespect, Serge Gainsbourg a introduit de manière prégnante les thèmes de la musique classique dans la chanson populaire. D’Initials B.B. emprunté à la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, à Lemon Incest basé sur L’Étude « Tristesse » de Chopin, en passant par Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve/Pull Marine composés à partir d’un prélude de Bach, nombreux sont les exemples d’utilisation manifeste de chefs-d’œuvre du genre dans les morceaux de l’auteur de La Javanaise. Jusqu’à sa Marseillaise version reggae, le génie a su en fait digérer l’influence de sa formation de pianiste pour renouveler ses arrangements. Au cours de sa carrière, Gainsbourg a progressivement abordé tous les styles, en partant du jazz pour finir avec le funk, s’aidant du grand répertoire classique pour aboutir à une œuvre unique d’un point de vue mélodique.
Une autre légende de la chanson française a fait de même : Léo Ferré, héritier de la chanson « rive gauche », grand amateur de jazz, promoteur du rock à travers ses albums Amour Anarchie et La Solitude, connaît aussi bien la musique classique, et se rêve en chef d’orchestre. Dans les années 1970, il dirige une centaine de musiciens pour créer Ferré muet dirige, dans lequel il interprète des pièces de Ravel et des compositions de son cru. L’idée de fusionner chanson et symphonie le travaille : installé en Italie, il enregistre une poignée de disques avec orchestre, comme Je te donne et La Frime, ou encore Il est six heures ici et midi à New York.
Une époque de transition
Dans les années 1980, l’instrumentation électronique remplace largement les orchestres symphoniques dans la chanson française. Un réveil a lieu dans les années 1990, dans deux genres différents. D’abord, l’émergence du rap réhabilite certaines mélodies classiques, utilisées comme samples : l’exemple canonique en est IV My People, titre d’NTM basé sur un prélude de Chopin (déjà repris par un certain Serge Gainsbourg pour Jane B.).
D’un autre côté, toute une génération de chanteurs importe des performances vocales typiques de l’art lyrique dans la variété. Céline Dion, Hélène Ségara, Isabelle Boulay ou Lara Fabian disposent toutes d’une tessiture capable de rivaliser avec des interprètes d’opéra. Bien souvent, leurs arrangements s’inspirent de la musique classique.
Dès lors, les passerelles vont se multiplier. Un artiste comme Florent Pagny, connu pour son étendue vocale, a prouvé sa proximité avec l’art lyrique sur le disque Baryton. Il y reprenait de grands airs classiques tirés d’opéras italiens ainsi que des compositions originales. De la même manière, Vincent Niclo a bâti sa carrière sur son timbre de voix inouï qui lui permet de donner une version particulièrement opératique de grandes chansons, comme on peut l’entendre sur son best of 10 ans déjà.
Rap, chanson : une nouvelle utilisation du classique
Ces dernières années, la musique classique se manifeste par différents moyens dans la chanson française. Les trois artistes formant L.E.J. ont débuté leur carrière en s’appuyant sur des formes vocales en trio héritées de l’art lyrique, et avec une utilisation notable du son du violoncelle. Des artistes classiques ont aussi réalisé des ponts vers la pop : les sœurs Camille et Julie Berthollet apparaissent ainsi sur des albums d’Aldebert ou sur Mesdames de Grand Corps Malade.
Dernièrement, le rôle de Sofiane Pamart, compositeur venu de la musique classique, a pris une grande ampleur. Avec ses mélodies inspirées, ses ambiances méditatives, le garçon a notamment créé des instrumentaux pour des artistes comme les rappeurs Scylla (Pleine lune), SCH, Vald ou Dinos, ou encore le chanteur belge Arno (pour l’album Vivre). Sur son prochain album, Letter, à paraître en mars, il fera montre une nouvelle fois de son art de la justesse.
Et alors qu’Yvan Cassar compte rendre hommage à Johnny Hallyday au travers d’une tournée symphonique (suite à l’album Johnny Acte I & II), c’est Keren Ann qui jette des ponts ce mois-ci avec le classique. Keren Ann & Quatuor Debussy voit la chanteuse reprendre son répertoire avec l’un des meilleurs ensembles de musique de chambre actuelle. De quoi souligner le caractère toujours évident de ses mélodies, et donner aux amateurs de classique et de chanson française un nouveau moyen de se rassembler.
