Elle est venue présenter son premier album, Toï Toï, lors d’un mini-concert et nous en avons profité pour poser quelques questions à Suzane, l’une des artistes dont tout le monde parle et qui va faire, sans aucun doute, l’année 2020 (et les suivantes). Car, ce bout de femme, on va en entendre parler pendant longtemps, croyez-moi. Rencontre avec une femme libre et spontanée.
Vous avez fait, l’année dernière, une tournée énorme, passant par les plus grands festivals. Vous êtes l’artiste dont tout le monde parle et vous venez de sortir votre premier album, Toï Toï. Comment vous sentez-vous ? Angoissée ou excitée ? Ou les deux en même temps ?
« Je pense que c’est beaucoup de choses en même temps. On ne peut pas parler que d’une seule émotion quand on sort un disque. C’est mon tout premier. Je ne pensais pas, au moment où j’ai écrit ces chansons dans le restaurant dans lequel je travaillais dans le 20e arrondissement de Paris ou chez moi, qu’elles seraient écoutées un jour et encore moins sur un objet que les gens attendent et achètent. C’est fou. J’ai du mal à mettre des mots dessus. C’est quand je vois le retour des gens qui me disent : « voilà, j’ai écouté cette chanson et je pense qu’elle va m’accompagner longtemps », que je prends conscience de tout ça. Je suis excitée et en même temps j’ai le trac. J’ai tout en même temps. »
Vous avez choisi, comme nom de scène, le prénom de votre arrière-grand-mère. Pourquoi elle et qu’est-ce qu’elle vous a apporté en tant que femme et artiste ?
« Je pense que de choisir ce nom de scène, c’était une façon pour moi de me libérer de certaines choses, de restes d’éducation qui me bloquaient un petit peu, de l’endroit d’où je viens. Alors ça ne veut pas dire que j’oublie qui je suis mais c’était une manière de me libérer de petits blocages et de me laisser plus de liberté dans mon écriture et dans tout ce que je fais. Evidemment, je n’ai pas choisi ce prénom par hasard puisque c’est celui de mon arrière-grand-mère. C’est une figure féminine que j’ai très peu connue mais qui m’a beaucoup marquée. Je l’ai connue jusqu’à mes 6 ans, je crois. J’ai le souvenir de prendre mes goûters avec elle. Les adultes, autour de moi, ont toujours parlé de Suzane comme d’une femme qui a du caractère et qui dit ce qu’elle pense. »
Comme vous.
« Peut-être ai-je tiré tout cela d’elle ? En tout cas, c’était une évidence. Et puis, j’ai toujours aimé ce prénom avec ce z qui sort de nulle part. Je trouve qu’il a du caractère. »
Vous abordez de manière très cash des sujets d’actualité brûlants qui peuvent être clivants comme le harcèlement sexuel (SLT), l’écologie (Il est où le SAV ?), le rejet de l’homosexualité (P’tit gars)… et ce pour votre premier album qui est, en quelque sorte, votre carte de visite. N’avez-vous pas eu peur d’essuyer des critiques plus politiques qu’artistiques ?
« Les critiques qu’elles soient politiques ou artistiques ; pour moi quand j’ai écrit ces chansons, me semblaient naturelles à écrire. C’était important et c’étaient des messages qui me brûlaient à l’intérieur. Ce n’était plus une question de savoir ce que les gens allaient en penser. Encore une fois, je ne pensais même pas que les gens allaient les écouter. C’est vrai que je n’ai pas pensé à tout ça. Je me suis posée la question, « toi dans ta vie de citoyenne, qu’est-ce qui t’anime ? ». Ces sujets me brûlent parce qu’ils me mettent en colère, parce que ça me fait peur, parce que ça me rend anxieuse. Du coup, j’écris des chansons et c’est ça qui ressort. Engagée, oui, peut-être mais je me sens plus concernée par le monde dans lequel je me lève le matin, chaque jour. »
Et recevoir des invectives sur les réseaux sociaux, ça ne vous a pas fait peur ?
« On en reçoit tout le temps que l’on fasse de la musique engagée ou pas. A partir du moment où on est exposé, on aura des gens qui n’aiment pas et qui ne sont pas contents. En plus, c’est vrai que je leur sers des sujets actuels et anxiogènes. Mais j’ai les deux côtés. J’ai les gens qui sont contents que je prenne la parole là-dessus et ont l’impression qu’on leur donne une voix. Et puis, il y a ceux qui ne sont pas forcément d’accord avec mon point de vue et ne sont pas contents mais je trouve ça super parce que ça crée le débat et c’est ainsi qu’on avance. »
Y a-t-il des sujets que vous n’avez pas osé aborder ?
« Non, je ne pense pas. Je pense que je ne me suis privée de rien. Quand une chanson vient, que j’ai envie d’écrire là-dessus, je ne me limite pas, je ne me dit pas non, non tu mets ça de côté, on verra plus tard. Après, il y a des chansons que j’ai écrites et que je n’ai pas mises sur l’album. Peut-être que ce sera sur le suivant. Je n’étais peut-être pas prête à raconter ça ou ça et à les défendre sur scène. En tout cas, chaque chanson qui est sur cet album, je suis allée jusqu’au bout. Je les ai pensées matin, midi, soir et nuit, tout le temps. »
Vous ne vous êtes pas autocensurée ?
« Non, je n’ai pas eu cette sensation. J’espère que ça ne m’arrivera jamais ; pas sur le deuxième. Parce que sur le deuxième album, c’est là où on se rend compte que l’on est écouté et que l’on peut peut-être s’autocensurer plutôt qu’au premier album où on ne pense même pas que l’on va être écouté. »
Vous dites, dans les entrevues, être une citoyenne, une artiste concernée mais pas engagée. Pourtant, vous avez fait le choix d’aborder des thématiques qui font débat et prenez position sur ces sujets. Pour moi, c’est une forme d’engagement, non ?
« En fait, quand je dis que je ne suis pas engagée, je le suis. Je suis concernée d’abord, après, je m’engage ou pas. Je ne suis pas du style à aller descendre dans la rue pour chaque chose qu’il y a à défendre, pour chaque combat qu’il y a à mener. Dans une société aujourd’hui, on doit toujours combattre. On doit combattre le terrorisme, on doit combattre le réchauffement climatique, on doit combattre la crise, on doit combattre beaucoup de choses. Rien que d’écrire une chanson, c’est déjà m’engager parce que je prends du temps pour écrire cette chanson. Je l’emmène jusqu’au bout et je la vis. C’est ma façon à moi de m’engager. Chacun a sa manière de s’engager. Il y en a qui descendent dans la rue et qui manifestent. Il y a en a, comme moi, qui écrivent des chansons. C’est l’ensemble de ces gens-là qui feront que l’on sera, à un moment donné, peut-être écoutés. »
N’avez-vous pas peur de devenir un étendard des causes que vous défendez à travers vos chansons ?
« Non, ça ne me fait pas peur. Si certains se disent qu’elle est là uniquement pour défendre des choses, tant mieux parce que ce ne sont pas des mauvais messages que je fais passer. Si certains pensent que c’est opportuniste d’aller chercher des sujets actuels ; qu’ils le pensent. Ma conscience artistique me dit que si je l’ai fait c’est que j’avais une envie profonde. »
Vous excellez dans la musique et dans la danse. En quoi, ces deux arts se différencient dans la manière d’aborder un sujet ?
« C’est différent. Par exemple, dans la danse, parfois on peut se cacher derrière le corps. Ce sont deux choses intimes que ce soit la voix ou le corps. On m’a demandé très souvent si j’étais plutôt danseuse ou chanteuse. Pour ma part, j’ai du mal à exprimer l’un sans l’autre. Je ne dis pas que je bouge sur chaque chanson que je fais mais j’ai l’impression que le mouvement appuie mes mots et que mes mots appuient le mouvement. C’est vrai que j’ai pu me retrouver dans des contextes où je me suis dit par exemple pendant ma tournée en Chine qu’ils ne vont rien comprendre à ce que je dis : je chante en français et ils sont chinois. Mais avec cette théâtralité, l’énergie, la danse, ils ont réussi à capter le truc. La danse est un langage universel. En tout cas, je n’aurais pas pu l’occulter de ce projet. Cela aurait voulu dire que je viens sans être moi. C’est moi, mais il me manque quelque chose… »
Vous avez abandonné la danse classique pour la chanson. Pourquoi ne pas vous être tournée vers la danse moderne, contemporaine ?
« Maintenant que j’y pense, à 7 ans, c’est vrai que je suis rentrée dans ce conservatoire. Je me suis dit, je veux être Marie-Claude Pietragalla, je veux être Aurélie Dupont, je veux être danseuse étoile. Et petit à petit, ça m’est passé. J’ai toujours aimé la danse mais au fur et à mesure du temps, même si j’ai un lien très fort avec la danse, je me suis sentie enfermée avec la routine, la pesée du mercredi. J’ai eu un dégoût de la danse à ce moment-là. Je me suis dit que, de toute manière, je ne voulais pas être une danseuse qui répète une chorégraphie et la reproduit uniquement. J’avais envie de créer. Parallèlement j’ai découvert ma voix à 12, 13 ans, en chantant du Piaf, du Brel, du Barbara et j’ai découvert les textes. Aujourd’hui, je peux écrire, créer des chorégraphies, penser aux visuels de mes clips… C’est un travail très large qui me plaît vraiment. Ça s’est fait donc naturellement sur le chemin. »
Vous êtes nommée aux Victoires de la musique dans la catégorie « Révélation scène ». Qu’est-ce que vous vous êtes dit en apprenant la nouvelle ?
« Incroyable. Je suis restée bloquée en me disant « oh là là ». Je pense que j’ai été choquée parce que même si on fait beaucoup de dates et que l’on s’est investi à fond (j’ai fait 130 dates et je n’ai rien lâché) ; ce n’est pas obligatoire d’être nommée aux Victoires de la Musique. Quand on m’a appelée, j’étais dans un van pour Brest. C’était ma 121e date et j’étais un peu fatiguée. La nouvelle a été une grande joie et puis deux minutes après, le grand trac, car atterrir sur le plateau de la musique… Les Victoires, je les regardais avec ma maman chaque année et là tout à coup, j’y suis et dans une catégorie qui me parle, pour le coup, car dans l’histoire que je suis en train d’écrire, c’est sur la scène que j’ai existé. »
Je pense que vous y êtes l’année prochaine.
« J’espère que vos dires seront prémonitoires. »
Qu’est-ce que vous avez envie que l’on retienne de Toï Toï et de Suzane pour l’instant ?
« Je veux que les gens se disent que c’est un disque un peu inclassable. Je l’ai fait avec tellement de spontanéité, c’est moi ce disque. J’espère que les prochains seront tout autant moi. Ce n’est pas un brouillon. Celui-ci, je n’ai pas eu envie de le jeter. J’ai écrit et j’ai jeté beaucoup de choses mais celui-là, non. J’espère que les gens se diront que c’est un album qui peut les accompagner longtemps dans leur vie et qu’eux m’accompagneront aussi. »
Vous êtes une femme et une artiste de combat. Avez-vous un super-héros ou une super-héroïne préférée ?
« Mulan. C’est un dessin animé qui est sorti en 1997, 1998. C’est la première héroïne qui m’a marquée parce que c’est la première fois que je me suis identifiée à une femme. Bon, Cendrillon c’est super mais… C’est une histoire vraie d’une femme qui s’émancipe, va à la guerre, qui se déclasse de ce genre dans lequel on la cloisonne parce qu’une fille ne doit pas faire ça, ça, ça et dois faire ça, ça, ça. Ça m’a fait souffler de voir Mulan. J’étais très jeune mais je m’en rappelle. Je me suis dit : « ok, on peut être une fille comme on le souhaite. On ne doit pas être toutes les mêmes ». Donc mon héroïne, c’est Mulan. »
Mot de la fin
« Toï, toï. »
Merci Suzane pour ce moment gravé dans ma mémoire à jamais. Merci pour votre gentillesse et votre honnêteté. Je vous l’ai déjà dit mais j’espère que vous allez voyager avec cet album et propager cette langue française que vous maniez avec intelligence et force. Toï Toï, Suzane.