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Locus, Nébula, Hugo : Dune ou Machiavel dans les étoiles

01 juin 2012
Par Gerald
Locus, Nébula, Hugo : Dune ou Machiavel dans les étoiles
©TDR

1965 fut l’année Dune. Franck Herbert emporta les deux prestigieux prix Nebula et Hugo, et la science-fiction ne serait plus jamais la même. Pour de nombreux lecteurs, Dune est le livre de science-fiction ultime, ce que fut le Seigneur des Anneaux à la Fantasy. Et ils ont raison.

Deuxième rendez-vous de notre série « les plus grands bouquins de science-fiction de tous les temps », aujourd’hui, Dune, par Franck Herbert.

Hugo, Nebula, Locus, quid ?

Il y a aux Etats-Unis trois grands prix, annuels, récompensant LE meilleur roman de science-fiction de l’année. Ce sont les prix Hugo, Nebula et Locus.

Le prix Hugo (Science Fiction achievement award) doit son nom à Hugo Gernsback, fondateur du mythique magazine de science-fiction, Amazing Stories. Il y a plusieurs catégories, dont le prix du meilleur roman de l’année. C’est un collège de fans de science-fiction qui élisent les lauréats.

Le prix Nebula est décerné par une association, la Science Fiction and Fantasy Writers of America. Encore une fois, plusieurs catégories, dont celle qui nous occupe, le meilleur roman de science-fiction.

Le prix Locus, enfin, est décerné chaque année par les lecteurs du magazine du même nom.

Et, tenez vous bien, certains romans ont raflé, la même année, les trois prix ! 23 romans ont fait le doublé, d’abord – Hugo et Nebula. Quelques uns ont obtenu le Locus (qui n’est décerné que depuis 1980, de toute façon).

Alors, évidemment, certains de ces romans ont pris un coup de vieux, mais force est de constater que la plupart ont formidablement bien vieilli. Ils ont marqué l’année de leur parution en même temps que des millions de lecteurs, avec parmi eux un bon nombre de spécialistes du genre.

Si vous voulez commencer une collection, découvrir la science-fiction, ou même rattraper quelques lectures à côté desquelles vous seriez passé, ces 23 romans sont des jalons, des temps forts du genre, et les auteurs de science-fiction contemporains leur doivent à peu près tout.

Après la guerre éternelle, ici, on continue avec :

Dune, par Franck Herbert

 frankherbert

      Tous droits réservés © Brian Herbert

1965 fut l’année Dune.

Cette année là, Franck Herbert emporta les deux prestigieux prix Nebula et Hugo, et la science-fiction ne serait plus jamais la même. Pour de nombreux lecteurs, Dune est le livre de science-fiction ultime, ce que fut le Seigneur des Anneaux à la Fantasy. Et ils ont raison.

Beaucoup de choses ont été dites sur Dune, et vous trouverez de nombreuses critiques et analyses en tapant simplement « Dune et Herbert » sur n’importe quel moteur de recherche. Dans le cadre de notre rendez-vous – les livres qui ont emporté les prix Locus et Nebula la même année – il me semblait simplement difficile de passer à côté d’un tel monument.  

One pitch for the road

Le pitch de Dune est bien connu : dans un avenir très lointain, l’Humanité a fondé une civilisation très avancée, l’Imperium. Un empire galactique qui repose presque entièrement sur une seule ressource, exceptionnellement rare : l’Epice. L’Epice, appelée « Mélange » lorsqu’elle est raffinée, a des applications multiples, dont la moindre n’est pas de prolonger la vie humaine. Mais plus que tout, l’Epice permet de voyager dans les étoiles. Sans le Mélange, pas de voyages interstellaires – et donc pas d’Imperium.

Malheureusement, l’Epice n’existe que sur une seule planète de la galaxie, Arrakis. Une planète désertique, où les conditions de vie sont effroyables. Une planète à laquelle personne ne s’intéresserait si elle n’était pas la seule source connue de l’Epice. Pour cette raison, Arrakis est un enjeu pour toutes les factions de l’Imperium.

Celui qui contrôle la production de l’Epice contrôle l’Imperium

A l’ouverture du roman, les Atreïdes, une puissante famille de l’Imperium, reçoivent la planète Arrakis pour fief – cadeau empoisonné d’un empereur manipulé par son entourage. Paul, héritier des Atreïdes, un adolescent plein de promesses, est le personnage principal du roman.  

A partir de là, Franck Herbert a composé une œuvre de dimensions épiques. La grande force de Dune, et sa principale originalité, est de s’inspirer, pour sa narration, du théâtre ou de l’opéra. C’est à travers les yeux de ses personnages, leurs dialogues, leurs monologues intérieurs, que le lecteur avance dans sa découverte de l’univers.

On a dit parfois que Dune était bavard – c’est ne rien comprendre à la démarche de Herbert. Sans personnage, chez Herbert, comme sur une scène de théâtre vide, il n’y a pas d’action. Ce choix confère une âme à son œuvre  – Dune doit ainsi, je pense, plus à Shakespeare et à Wagner qu’aux romans de l’âge d’or de la SF qui l’ont précédé.  

Franck Herbert ne connait pas la description à la troisième personne : tout ce qui est présenté au lecteur est interprété par les personnages eux-mêmes. Cette richesse des points de vue est le sel de Dune, sa plus grande force.

Surtout, le roman doit à Machiavel. Ses personnages sont des manipulateurs, des traitres mémorables, des politiciens brillants, qui naviguent dans un flot d’intrigues, échafaudent des plans dans les plans, se complaisent dans les magouilles les plus tordues. A lire Dune, on a parfois le sentiment de voir une application du Prince. Ceux qui connaissent l’œuvre du philosophe italien reconnaitront nombre de ses instructions dans les magouilles des Harkonen ou de l’Empereur.

Dune est un grand bouquin parce que ses personnages sont tous, sans exception, inoubliables. En cela, Herbert était en rupture avec ses pairs de l’âge d’or de la science-fiction – où bien souvent, la science, la technologie, l’exploration, l’émerveillement, étaient au coeur des développements – avec des personnages qui avaient (songez à Asimov, à Clarke, à Heinlein, à Vance, même), malgré toutes leurs qualités, l’épaisseur narrative d’une feuille de papier à cigarette.

Dans Dune, le moteur de l’action, c’est l’être humain et ses passions – avec l’Epice comme source de convoitise et arme utilisée par les uns et les autres pour abattre leurs adversaires.

Science-fiction ou « fantasy dans l’espace » ?

On peut légitimement se poser la question. Personnellement, j’ai souvent conseillé Dune à des gens qui ne lisaient que de la fantasy, avec un certain succès. Dune peut déplaire aux fans de SF contemporaine, pour son manque de « science », justement.

Une féodalité galactique, des pouvoirs de prescience qui ont beaucoup en commun avec la magie, des boucliers énergétiques qui obligent à se battre avec des armes blanches, des complots dignes de la cour des Borgia, un personnage jeune qui avance sur la voie de l’initiation, jusqu’à maitriser ses pouvoirs et venger la trahison qui a entrainé le massacre de sa famille – ces thèmes, au cœur de Dune, sont plutôt, à la réflexion, des thèmes de fantasy.

La science-fiction de Dune est finalement assez cosmétique – des planètes en place de royaumes, des vaisseaux spatiaux en place de galions, des vers des sables à la place des dragons.  

On peut considérer, du coup, que Dune n’est pas une œuvre de science-fiction – c’est de la fantasy (ou du médiéval-fantastique) dans les étoiles. Entre initiés, on appelle ça du « space opera ».

Dans l’une de ses éditions de Dune, Press Pocket avait placé Dune dans le genre « Science-fantasy ». J’avais trouvé cela très judicieux. Et très juste.

Quand Terry Pratchett écrivait, en forme de boutade « La science-fiction, c’est de la fantasy avec des boulons », il avait sans doute Dune à l’esprit.

L’auteur d’un seul livre ?

Herbert fut l’auteur d’un seul livre. Dune devait être un livre unique, entendez « sans suite », mais Herbert n’a pas su résister à la pression de ses fans, qui imploraient une suite en menaçant de s’ouvrir les veines. Il a cédé et Dune est devenu le premier tome d’une saga, suivi de 5 autres romans.

Je trouve cela intéressant à plus d’un titre. D’abord, ce concept de « saga » est un phénomène rare en science-fiction. La fantasy aime les sagas, les lecteurs de fantasy aussi, mais les auteurs de science-fiction dédaignant bien souvent le concept, préférant se renouveler d’une oeuvre sur l’autre, explorer de nouvelles pistes.

Je me contenterai de deux remarques à ce sujet.

Première remarque, les romans suivants de la saga Dune sont inutiles. On peut les lire, sans doute, avec un certain plaisir, mais ils ne valent pas le premier. Herbert a fait dans la surenchère, était visiblement peu inspiré – seul son cycle de Dune marchait commercialement et il a continué la saga de Dune parce que ses autres bouquins étaient mal accueillis par le public. Destination Vide , comme l’ensemble de la série des clones (Le programme Conscience : Incident Jésus, L’effet Lazare, etc.), était un bon bouquin, de la vraie science-fiction, mais ce fut un bide monumental si on le compare aux royalties générés par chaque nouveau roman du cycle de Dune.  

Deuxième remarque, Dune est le seul roman de la saga a avoir obtenu un Hugo ou un Nebula. Aucun autre roman du cycle n’a obtenu de prix prestigieux. Card a obtenu deux prix avec deux romans du cycle d’Ender, Haldeman avec ses deux romans du cycle de la Guerre Eternelle. Les jurés ont boudé les suites de Dune à raison et ne les ont pas récompensées.

Bref, lisez Dune, si ce n’est déjà fait, et découvrez l’un des meilleurs romans d’imaginaire de tous les temps.

Et si vous poursuivez la lecture de la saga (avec Le Messie de Dune et ses suites), sachez que vous passerez un bon moment sans retrouver les sensations que vous aura procuré le premier, et le seul, vrai roman de Dune.

Je ne parle même pas des suites récentes écrites par son fils, absolument indignes et tout juste bonnes à caler une armoire dans votre salon.  

PS : J’aurais pu parler des adaptations de Dune, au cinéma ou en série télévisée [et en jeux vidéos ! 😉 Mangatore].

Bon. La seule vraie adaptation cinéma est celle de David Lynch, qui ne voulait même pas être crédité au générique lorsque le film fut achevé. Ce n’est pas bon signe.

Et puis, voulez-vous vraiment avoir un sentiment quant à la valeur d’un film adapté de Dune pour lequel la bande originale a été composée par Toto ?

Je ne crois pas. Vraiment.

 

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Gerald
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