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“Ça permet de sortir du CV” : le jeu vidéo, nouvel outil des recruteurs ?

05 avril 2022
Par Marion Piasecki
Lors des événements Esport2Job, ici à Lyon, recruteurs et candidats font équipe sur des jeux comme Rocket League.
Lors des événements Esport2Job, ici à Lyon, recruteurs et candidats font équipe sur des jeux comme Rocket League. ©L’Agence T

Pour rendre leur entreprise plus attractive et encourager de nouveaux profils à postuler, des recruteurs commencent à utiliser le jeu vidéo.

Et si le recrutement n’avait pas à se limiter aux sempiternels CV, lettres de motivation et entretiens ? Mesure de compétences différentes, plus d’inclusivité, une meilleure intégration… Utiliser le jeu vidéo dans ce contexte offre de nombreux avantages, aussi bien aux recruteurs qu’aux candidats. Jusqu’à remettre en question les processus de recrutement traditionnels ?

Une nouvelle approche pour attirer des profils différents

Au départ, l’Agence T n’est pas spécialisée dans le recrutement, mais dans l’événementiel sur les thématiques du handicap et de l’emploi. Créer des rencontres différentes entre recruteurs et candidats par le jeu vidéo, mais aussi par le sport ou la cuisine, leur paraît essentiel : « Ça permet de sortir du CV, qui peut souvent être un problème pour les personnes en situation de handicap, explique Baptiste Juppet, consultant associé d’Agence T. Pour des raisons diverses, comme des arrêts maladie, il peut y avoir des trous dans le CV qui vont faire peur aux recruteurs. Ils vont se dire que la personne n’est peut-être pas opérationnelle tout de suite, qu’il faut la former. Là, on va leur montrer que c’est avant tout une personne avec des compétences qui existent déjà. »

Lors de leurs événements Esport2Job, employés et candidats se mélangent pour constituer différentes équipes et participer à un tournoi d’eSport. Pas de jeu sérieux sur le thème du handicap ou de l’entreprise ici, mais des jeux vidéo populaires comme Overcooked ou Rocket League. Avec le Covid-19, une version en distanciel a vu le jour, où les joueurs peuvent discuter sur l’application Discord : « Quand vous entrez dans un de ces salons vocaux, vous entendez une conversation lambda, comme si les personnes se connaissaient depuis longtemps, parce que le jeu vidéo a un effet fédérateur. En plus, il n’y a pas forcément de caméra, donc on ne sait pas qui est en situation de handicap. » Diffuser l’événement en direct sur Twitch devant plus de 5 000 spectateurs permettait aussi de faire de la sensibilisation, de présenter des joueurs d’eSport en situation de handicap et de montrer à quoi peut ressembler l’accessibilité, par exemple avec des manettes adaptées pour jouer avec les pieds ou avec la bouche.

Et pas question de tomber dans les clichés, ces initiatives intéressent des profils bien plus variés que des hommes de moins de 30 ans passionnés de jeux vidéo. « Je me souviens d’une équipe qui avait une moyenne d’âge de 50 ans, qui n’avait jamais touché une manette, mais dans laquelle il y avait une ambiance folle ! raconte Baptiste Juppet. La candidate est entrée dans le processus de recrutement après l’événement alors qu’elle avait perdu tous ses matchs. L’enjeu n’est pas de gagner, le tournoi est un prétexte pour la rencontre. »

Covid-19 oblige, l’événement AKKA Hand’Esport avait lieu entièrement en ligne avec une retransmission en direct sur Twitch.©Agence T

Un moyen de mesurer les compétences comportementales

Un autre avantage de l’utilisation du jeu vidéo pour les recruteurs est d’avoir une meilleure idée de la personnalité de chacun et de son intégration possible dans une équipe, c’est-à-dire les qualités humaines aussi appelées « soft skills ». C’est l’objectif de la start-up Skilleo, créée en 2020. Ses fondateurs viennent du milieu de l’eSport et travaillent avec des experts du monde de l’emploi (Pôle emploi) et des sciences cognitives (le Centre de recherches sur la cognition et l’apprentissage – CeRCA, membre du CNRS) pour analyser la manière dont les candidats jouent. « L’idée c’est de valoriser ce loisir qui a longtemps été mis de côté par les recruteurs à cause d’une médiatisation un peu orientée, » résume Hugo Chabrouty, cofondateur de Skilleo.

Contrairement à l’Agence T, Skilleo est une plateforme de recrutement en ligne. Du côté de la start-up, après une première phase de discussion avec l’éditeur du jeu, elle entame des recherches avec l’expertise de joueurs professionnels, des concepteurs de jeu et des recherches scientifiques existantes. Un panel test représentatif de la population française – donc varié en termes de genre, d’âge et d’expérience du jeu vidéo – passe un test cognitif classique (type QCM) qui mesure par exemple la capacité d’adaptation. Le même panel teste ensuite cette capacité dans le jeu vidéo. Si les résultats correspondent, ça fonctionne.

Les candidats se créent un profil et jouent au jeu proposé par le site – pour l’instant un jeu de course, mais le catalogue s’élargira par la suite. La façon dont ils jouent est analysée selon différents critères et des offres d’emploi sont proposées en fonction des résultats.« Pour le moment, on mesure la prise de recul, la capacité d’adaptation, l’autonomie, la gestion du stress et la rigueur », précise Hugo Chabrouty.

Une remise en question de la relation entre recruteurs et candidats

Proposer une nouvelle façon d’embaucher permet aussi de sortir du rapport de force habituel entre recruteurs et candidats. Cela est particulièrement flagrant lors d’événements comme Esport2Job : « On va horizontaliser la relation entre le recruteur et le candidat, c’est-à-dire qu’il n’y aura pas de rapport de force qui va s’installer, explique Baptiste Juppet. Là, ce qui va être intéressant, c’est que le candidat va être intégré comme un collaborateur. Si vous êtes de l’extérieur, vous ne saurez pas qui est qui. »

Remettre cette relation en question fait aussi partie des points d’intérêt de Skilleo, qui se concentre sur le secteur de l’informatique, qui connaît une pénurie de talents. « On a mis au centre de notre attention le côté expérience candidat, insiste Hugo Chabrouty. Quand les recruteurs publient des offres sur Skilleo, ils ont un guide de bonnes pratiques, on leur explique par exemple pourquoi c’est important de préciser le salaire et avec qui la personne travaillera. »

Étonnamment, il estime que le blocage ne vient pas des recruteurs ou des candidats, mais des éditeurs de jeux vidéo : « Ils sont assez méfiants par rapport à leur image de marque en associant leur jeu à du recrutement. S’il y a un bad buzz derrière, ça sera un bad buzz pour le jeu aussi. Mais, une fois ce cap passé, une fois que nous avons fait nos preuves, ils sont généralement plutôt positifs. »

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Marion Piasecki
Marion Piasecki
Journaliste
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