Le temps est un sujet universel dont la pop culture s’est souvent emparée. De Memento à Edge of Tomorrow, en passant par Minority Report, il se décline de plusieurs façons. Retour sur la passion que suscitent ces diverses représentations au cinéma.
Difficile de penser au cinéma et au temps sans évoquer Christopher Nolan (Inception, Tenet, Interstellar). Au fil de sa carrière, le réalisateur n’a pas hésité à tordre sa linéarité. D’autres cinéastes ont quant à eux joué avec les effets psychologiques du passé, du présent et du futur. Le philosophe Pascal Chabot, auteur d’Avoir le temps. Essai de chronosophie (PUF, 2021), nous aide à comprendre la passion que l’on a pour le temps.
Quel est votre rapport au temps et au cinéma ?
Pour moi, le cinéma est d’abord un art du temps, c’est-à-dire un média qui utilise la succession. Le film se lit comme un jeu avec le temps, car la durée de nos existences disparaît quand on est spectateur, on se connecte à une autre temporalité. C’est ce qu’on appelle le temps de la narration, qui permet d’être totalement immergé.
Pourquoi ce concept du temps nous passionne-t-il autant, en tant qu’être humain et en tant qu’artiste ?
Je pense qu’il nous fascine car c’est le paramètre majeur de l’existence. Tout existe en lui, nos vies comme nos devenirs. Nous avons un rapport particulier au temps, car nous en avons en quantité limitée et nous essayons d’en faire quelque chose de qualitatif. C’est à la fois fascinant et perturbant, car il est omniprésent. On se sert de lui pour l’oublier. C’est typiquement notre rapport aux films, car il y a un agencement temporel : celui que crée le réalisateur, mais aussi la prise qu’une fiction va avoir sur notre psychisme.
Hormis le cinéma en tant qu’échappatoire au temps, de quelles manières peut-on mettre en scène la temporalité ?
Je pense qu’il faut aussi voir le temps comme un mouvement au cinéma. Le mouvement des personnages dans l’image, qui se déplacent grâce au mouvement de la caméra. On peut penser aux road-movies comme Telma et Louise (1991) ou Little Miss Sunshine (2006). Ça peut aller du voyage au sens général à une simple déambulation. Puis, il y a un autre cinéma qui est davantage axé sur le temps pur. On sent ici quelque chose qui est de l’ordre du psychologique.
Justement, l’une des manières d’analyser le temps de façon psychologique au cinéma, c’est à travers le passé. Pourquoi nous obsède-t-il autant ?
Je pense que c’est lié à la douleur du passé, de ce qui ne sera “jamais plus”, car le propre du temps, c’est l’irréversible. C’est une règle du jeu vertigineuse. C’est comme une enfance que l’on chérit, finalement. Le passé, c’est ce qui existe dans notre conscience, dans l’image que l’on se fait. Nos souvenirs vont être altérés par nos humeurs, mais surtout par nos fantasmes, car on sait qu’on ne pourra pas le revisiter.
Pourtant, des films comme Retour vers le Futur se sont autorisés de tels voyages…
Oui, et quand le cinéma s’empare de ce thème, c’est pour jouer avec cette irréversibilité, justement. Il le fait aussi sur le mode de la réactivation. Il parvient à renouer des liens rapides et à provoquer des courts-circuits entre ce que le personnage a été, ce que son passé a été, et ce qu’il est aujourd’hui, en montrant l’importance des choix.
Le choix implique-t-il aussi la notion de nostalgie ou de regrets vis-à-vis du passé ? On pense aux comédies 30 ans sinon rien, Camille redouble, mais aussi à Quelque part dans le temps.
On dit que la vie est faite de choix. On sait bien qu’il y a une vie possible que l’on ne vivra pas. Notre existence est sans cesse en proie à des choix déterminants, comme le personnage d’un film qui va revivre sa jeunesse ou une histoire d’amour. C’est fascinant de voir un réalisateur ou une réalisatrice représenter la vie humaine de cette manière, car il y a un rapport au passé qui est universel.
La notion de futur est aussi importante que le passé au cinéma. Connaître son avenir est-il toujours tragique ?
Il y a un futur que l’on connaît, c’est celui de la mort, et ce futur-là, on peut le prendre de manière tragique, du moins de manière tragi-comique. Les lectures du futur sont liées à des événements qui sont fatals. Dans la philosophie, on a l’exemple d’Œdipe. Aujourd’hui, on a tourné le dos au destin et, ce qui est intéressant, c’est de connaître son futur, de chercher à le modifier, ce qui tendrait à ne pas le considérer comme tragique. Même si le temps, c’est l’imprévisible par excellence, si on connaît l’écriture, il y a une part de cette “imprévisible nouveauté” qui n’existe plus.
Si le futur n’est pas si tragique, du moment où il peut être changé, cela n’implique-t-il pas la notion de responsabilité ?
Oui, car le futur est synonyme de choix. Dans une mentalité libérale, les choix et la responsabilité existent. Chaque choix crée des futurs dont nous sommes responsables, notamment dans nos grands engagements. C’est le sujet qu’abordent des films comme Minority Report (2002). Se projeter dans le futur, c’est faire des choix et le choix est le lieu de la responsabilité.
Ce qui est intéressant dans Minority Report, c’est que c’est une adaptation cinématographique d’une nouvelle de Philip K. Dick. C’est l’écrivain de science-fiction le plus complexe et métaphysique. Il perturbe les croyances fondamentales de l’existence comme notre rapport au temps. Il invente des univers parallèles où l’existence d’un paramètre comme le temps permet de scruter l’intention d’un acte qui ne s’est pas encore produit et de discuter la notion de responsabilité.
Steven Spielberg n’est pas le seul à jouer avec le temps dans la science-fiction d’ailleurs…
Il me vient le film Time Out (2011) dans lequel on joue sur l’expression “le temps, c’est de l’argent”. Ça implique qu’il y a une quantité de temps, on la compte et on la décompte. C’est à la fois fascinant et perturbant, car ça montre que la connaissance du futur est une connaissance du terme, ce qui prive l’existence dans ce qu’elle a de plus précieux, l’imprévisible.
Le passé et le futur sont souvent utilisés pour parler des travers de notre société. Pourquoi le temps est-il un bon outil pour mettre en avant notre présent ?
C’est le fil narratif du contraste. C’est le point de vue neutre et révélateur du voyageur, qui va être étonné par des habitudes conventionnelles. C’est ce décalage qui est donné à voir de façon temporelle, grâce aux voyages dans le passé ou dans le futur. On peut parler des Visiteurs (1993). Ici, le témoin médiéval d’une existence proche de la nôtre dénonce une aristocratie moderne. C’est un procédé narratif universel qui marche très bien au cinéma.
En parlant de procédé narratif, la boucle temporelle (comme dans Un jour sans fin ou Edge of Tomorrow) est aussi une façon de parler du temps au cinéma. Quelle est sa signification ?
Je pense qu’il y a deux grandes représentations du temps : un cyclique et un linéaire. Le temps cyclique, c’est un temps de répétitions – le jour et la nuit, les saisons, les cycles du corps… C’est le sujet de 2001 : l’odyssée de l’qspace, entre la vie et la mort. Mais nous vivons dans le temps linéaire.
On est tout le temps dans la nouveauté, donc quand un cinéaste joue sur le temps cyclique, quand il joue sur l’ultrarépétition, il casse un code culturel. Nous sommes impatients face à la répétition, quitte à la trouver absurde. Ça a un effet étrange, car nous sommes conditionnés à chercher la faille, le moment où les choses vont dérailler. On cherche la nouveauté dans le temps pour s’en échapper, car il y a un point de vue paranoïaque, avec un immense bug dans lequel le héros est enfermé. C’est passionnant, car à travers cette notion d’échappatoire, on s’identifie à l’épreuve du héros.
Le temps est-il finalement une thématique universelle ? Ceci pourrait expliquer pourquoi tant de cinéastes s’en sont emparé.
C’est le sujet des sujets. C’est sûrement la plus grande porte d’entrée dans la philosophie. C’est un sujet qui hante toutes les civilisations, peut-être même plus que la question de l’amour. Le temps est une couche profonde, car il s’agit du milieu de notre existence dans lequel tout se passe. C’est aussi le plus difficile à définir.
C’est sans doute pour ça que le cinéma est le média le plus à même de parler de cette thématique. Cependant, que ce soit L’Étrange Histoire de Benjamin Button (2008) que l’on peut citer dans son rapport à la vieillesse, ou bien la SF avec Time Out, chaque film sur le temps est une expérience métaphysique sur la modification d’un des paramètres du temps. Ça nous perturbe, et c’est très certainement ça qui rend son traitement passionnant sur grand écran.