[Rentrée littéraire] Saga familiale fiévreuse nimbée d’autobiographie, grande fresque historique, manifeste féminin et féministe : avec Regardez-nous danser, Leïla Slimani poursuit sa trilogie marocaine et confirme son talent de conteuse et son statut de romancière inspirante et engagée.
Quel roman écrire après avoir reçu un Prix Goncourt ? Faut-il continuer à creuser le sillon littéraire qui nous a conduit vers les sommets pour le perfectionner sans cesse ou faut-il au contraire changer radicalement d’espace de création pour se prouver – et prouver aux autres – que notre écriture s’épanouit dans toutes les formes romanesques ? Il aura fallu quatre longues années à Leïla Slimani pour trancher la question, avec la parution en 2020 du premier tome de ce qu’elle présentait déjà comme sa trilogie marocaine, Le Pays des autres (Gallimard).
À l’écriture à l’os et au rythme féroce du roman qui lui a valu le Goncourt, Chanson douce (Gallimard, 2016), succède désormais une littérature plus ample, moins corsetée, une plume libre qui épouse le temps long et embrasse toutes entières les ambiances et les émotions qui font le sel des grandes séries populaires. Comme Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell ou plus récemment L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante, la nouvelle saga de Leïla Slimani use de toute la force du romanesque pour devenir une comédie humaine qui aspire à l’universel. Mais elle est nappée d’un vernis autobiographique qui lui confère un supplément d’âme. Car, en se réappropriant par l’écriture son histoire familiale et la mémoire des siens, l’écrivaine franco-marocaine poursuit une plus vaste mission : offrir une dignité romanesque au pays dans lequel elle a grandi.
Le péril jeune
Dans le premier tome fiévreux de sa trilogie qui s’étendait des dernières heures du second conflit mondial à la proclamation de l’indépendance en 1956, Leïla Slimani partait sur les traces de ses grands-parents. Leur rencontre en Alsace en 1944 alors qu’Amine est un soldat de l’armée, leur installation au Maroc au lendemain de la guerre, le dur labeur agricole et le mal-être de Mathilde, intruse française et femme perdue au milieu d’un monde d’hommes, leur vertige face à la fureur de la décolonisation : son histoire familiale hors norme épousait les secousses de la grande histoire marocaine.
Regardez-nous danser commence en 1968, plus de dix ans après la fin du protectorat. Le Maroc est en proie aux balbutiements et aux affres de cette autonomie soudaine – déchiré entre l’héritage persistant de l’époque coloniale et le règne autoritaire et corrompu d’Hassan II. À force de travail, Amine est parvenu à transformer ses terres arides de Meknès en une exploitation agricole florissante. Comme une juste rétribution de ses années de souffrance, Mathilde mène désormais une existence bourgeoise et s’est fait construire sur son domaine une belle et grande piscine, symbole ultime de richesse et de réussite. Elle semble même avoir conjuré son statut d’indésirable en ouvrant un dispensaire.
Mais Leïla Slimani détourne progressivement le regard de cette vie de notables pour continuer à démêler les nœuds de ses racines familiales. Elle change de focale et braque l’objectif sur les enfants de Mathilde et Amine. Selim, l’enfant terrible qui a trouvé refuge dans le mouvement hippie d’Essaouira et embrassé de nouveaux idéaux ; et surtout Aïcha, fille timide et brillante qui étudie la médecine à Strasbourg et tombe sous le charme de Mehdi, un intellectuel qui se rêve écrivain. Sous les traits de ce couple passionné se dessinent en creux le portrait des parents de Leïla Slimani, auxquels l’écrivaine adresse un somptueux hommage. Elle en fait les symboles d’une génération de Marocains tourmentée, prise en étau entre ses idéaux et son obsession pour la réussite sociale, une nouvelle génération qui porte la lourde responsabilité d’incarner le renouveau d’une nation.
La vie devant soi
Leïla Slimani continue d’épater par ses talents de conteuse. Si sa saga a déjà tout de la parfaite série télévisée, elle ne cède pourtant jamais aux sirènes des artifices littéraires ou des rebondissements à outrance. Dans une atmosphère solaire et sulfureuse, elle façonne patiemment ses personnages, dessine les contours de leurs angoisses et souligne la force de leurs sentiments. Un roman-monde enivrant qui ferait presque oublier les engagements féroces de l’autrice et son habileté à exorciser les questionnements brûlants de son pays et de son époque. Le prix de la liberté, la responsabilité des intellectuels, la douleur et la force de l’exil, l’affirmation par le corps d’une émancipation et d’un féminisme farouche : toutes les obsessions qui traversent depuis ses débuts l’œuvre de la romancière transpirent pourtant bel et bien de ses pages habitées.
Alors qu’elle retrace le destin chahuté de son pays et déroule le fil de son histoire familiale, on voit poindre à l’horizon l’ombre de sa propre existence. Mais Leïla Slimani osera-t-elle, dans le troisième tome de sa trilogie, écrire le roman de sa vie ? L’écrivaine deviendra-t-elle le personnage de son œuvre ?