Entretien

Ovidie pour Slut Shaming : “Je suis un produit de cette période-là”

26 décembre 2025
Par Alvaro Goldet
Ovidie présente le 8 janvier 2026 son roman “Slut Shaming”.
Ovidie présente le 8 janvier 2026 son roman “Slut Shaming”. ©Ovidie/LynnSK

Dans Slut Shaming : faire payer les femmes, l’autrice et réalisatrice Ovidie revient sur une courte période, qui s’étend de la fin des années 1990 aux débuts des années 2000. L’ère du « porno chic ». À l’occasion de sa parution, le 8 janvier 2026, L’Éclaireur a rencontré son autrice pour un entretien passionnant. Rencontre.

À l’ère du « porno chic » les milieux de la télévision, de la publicité, du cinéma et de l’édition s’enthousiasmaient pour les représentations explicites du sexe. Un âge d’or de la sexualité et de l’ouverture d’esprit ? En réalité, cela ne trompe personne. Armée de son regard féministe, Ovidie relit 25 ans plus tard cette époque qu’elle a vécue de l’intérieur dans Slut Shaming : faire payer les femmes (La découverte), à travers le prisme des violences sexistes et sexuelles. En s’appuyant sur le destin de plusieurs actrices et écrivaines, elle montre comment la sexualité était infamante pour les femmes qui y étaient associées. Une analyse, qui vaut encore aujourd’hui.

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Vous commencez ce livre par une définition, celle du « Slut shaming ». En 2010, votre tout premier documentaire, Rhabillage, commençait aussi sur une définition. Pourquoi ? 

Commencer par la définition du « slut shaming » me paraissait capital. C’est un terme qui n’a pas d’équivalent dans la langue française. C’est très compliqué de partager son expérience si on n’a pas de termes adéquats, pour nommer cette expérience-là. 

Cela vous permet-il de poser un cadre ? 

Le fait d’employer ce terme militant permet de valider l’existence même de ce phénomène et de ces stigmatisations. Ne serait-ce que de l’écrire sur une couverture, permet de valider le fait qu’il y a une réflexion à avoir sur cette question-là. Qu’il y a quelque chose à creuser. Je ne suis pas tombée sur énormément de travaux français sur la question du slut shaming en fin de compte. C’est un terme que j’utilise depuis 25 ans, qui a émergé dans les mouvements féministes, mais qu’on n’utilise massivement que depuis peu. 

Votre livre raconte une époque, assez courte, qui s’étend de la fin des années 1990 au début des années 2000, le porno chic. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Le porno chic n’est pas né dans l’industrie du porno, contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire. Ça correspond à un moment, une période, où les milieux de la mode, du cinéma, de l’art, de l’édition ont manifesté une espèce d’obsession, de fascination pour tout ce qui relevait de la sexualité explicite et de sa représentation. 

Ovidie. ©Ovidie/LynnSK

Concrètement, comment cela se manifeste-t-il ?

Dans le milieu du cinéma, ça va être des scènes pornographiques intégrées dans des films d’auteur. Ça commence avec Lars Von Trier et Les idiots (1998). Dans le milieu de la mode, c’est une imagerie pornographique dans des campagnes de pub. Je pense aux campagnes de Gucci, Sisley… Dans le milieu de l’édition, il y a eu volonté des éditeurs de faire un produit marketing en mettant dans le même sac des autrices qui n’avaient rien à voir les unes avec les autres. Catherine Millet, Nelly Arcan, Anne Scott, Virginie Despentes, etc. 

En quoi cette période était-elle problématique ?  

C’est une période où il y a eu une fascination pour les représentations des sexualités, sans aucune remise en question des risques et débordements. Zéro réflexion concernant la circulation de l’image des femmes représentées, que ce soit dans la pub, dans le cinéma ou ailleurs. Il y avait cette idée que le sexe était fun, sans remise en question des violences qui pouvaient être vécues et subies sur les tournages par exemple, ou sur les plateaux photo.

L’émission de Thierry Ardisson, Tout le monde en parle, que vous évoquez à plusieurs reprises dans votre livre, cristallise l’ambiance de l’époque. Il a été le premier à la télévision à donner de la visibilité aux actrices X, tout en leur faisant subir des interviews souvent dures et humiliantes ? 

Ce n’est pas spécifique aux actrices X, c’était toutes les jeunes femmes qui étaient invitées sur son plateau. Les comédiennes, les autrices, les chanteuses. C’est pour ça que je parle de Thierry Ardisson. Encore une fois, ce n’est pas pour tirer sur le corbillard. Ce n’est pas pour m’acharner sur lui maintenant qu’il est mort. C’était particulier, paradoxal.

D’un côté on savait qu’on allait être humiliées, et d’un autre côté, on avait besoin de cette émission-là. Ce que j’ai trouvé le plus dur, ce n’est pas le fait de se prendre des réflexions, ou d’être humiliées en public, c’est le fait de devoir sourire aux messieurs. Il y avait cette obligation-là. Si on arrivait sur le plateau et qu’on faisait la gueule à la première remarque, on était rejetée, on ratait notre prestation. Non seulement on s’est mise en danger, à tous les niveaux, en jouant dans des films, en apparaissant dans des campagnes de pub, mais on a en plus attendu de nous de sourire, de dire que c’était fantastique, d’être dans cette espèce d’euphorie autour des questions de sexualité. C’est ça que je trouve le plus dur. 

Couverture de Slut Shaming d’Ovidie. ©Ovidie/La découverte

Vous avez vous-même émergé à ce moment-là. Quel regard portez-vous sur cette période ? 

C’est un regard nuancé. Parce que j’en suis un produit. C’est important de le préciser. Je fais partie du problème et de sa solution. J’ai commencé à être médiatisée en 1999. Je me suis retrouvée à jouer des scènes de sexe dans des films de cinéma d’auteur. J’ai aussi été publiée à la même période, en 2002. Je trouve un peu compliqué de tout jeter à la poubelle. Il y a des choses qui ont été intéressantes. Le pornographe (Bruno Dumont, 2001) par exemple, je trouve que c’est un film très réussi. Je n’en garde pas un souvenir traumatisant. Tout s’est bien passé.

Il y a des textes de très grande qualité qui sont parus à ce moment-là. Putain de Nelly Arcan, est un texte d’une très grande qualité littéraire, un peu oublié. Virginie Despentes aussi est le fruit de cette période-là. Et elle est toujours là. Elle produit toujours des œuvres importantes. Tout n’est pas à jeter. En revanche, on a suffisamment de recul aujourd’hui pour se rendre compte qu’il y avait un danger. 

Le slut shaming fonctionne comme un de tatouage social. Dès lors qu’une femme est représentée en situation de sexualité, il devient très difficile pour elle de se défaire de cette image. Quelles sont les conséquences selon vous ?

Il y a des conséquences qui sont très graves au slut shaming. Les gens ne nous regardent pas juste de travers, c’est une véritable violence qui a un impact sur le quotidien. Ça vient annihiler tout le reste de notre travail. Peu importe les autres films dans lesquels Maria Schneider [ndlr, devenue célèbre après la sortie du film de Bernardo Bertolucci, Dernier tango à Paris, en 1972, où une scène de sexe simulée lui a été imposée sans son consentement] a pu tourner, peu importe ses autres gloires. C’est pareil pour Caroline Ducey — à l’affiche du film de Catherine Breillat, Romance, en 1999, où elle apparaît dans des scènes de sexe explicites — tout le monde se rappellera de la scène du pot de beurre pour l’une, et de Rocco Siffredi pour l’autre. De fait, ça agit comme une forme de tatouage social, bien sûr. Mais je pense que n’importe quelle femme peut se retrouver victime de ça. Dans les situations de divorce par exemple, combien de femmes perdent ou ont risqué de perdre la garde de leurs gamins parce qu’en face, un homme racontait que son ex-femme était une traînée. On l’a beaucoup vu.

Pensez-vous que cette vogue du porno chic et ses nombreuses dérives aient hâté l’avènement de #Metoo ? 

Certainement. À partir d’octobre 2017, la fête est finie et c’est tant mieux. En fin de compte, ça n’avait rien d’une fête. C’était le lieu de toutes les violences sexistes et sexuelles. Le lieu de tous les dangers. De tous les faux castings aussi. Ce qui a fait tomber Harvey Weinstein, finalement, était déjà raconté par des actrices avant, dans le X et hors du X. Je pense qu’au moment de #Metoo, il y a eu une prise de conscience que rien n’allait.

En termes de comportements, mais même aussi en termes de représentations. Mettre du cul gratos, sans aucune raison, sans se poser la question des conditions de tournage, c’est quelque chose dont on ne veut plus. D’où l’émergence de certaines professions, comme les médiatrices d’intimité. Avec #Metoo, on ne voulait plus représenter le sexisme à l’écran.

À l’époque de votre livre, vous vous revendiquiez du féminisme pro-sexe, cela veut dire que vous considérez que « la sexualité est un moyen d’émancipation ». Maintenant, cela vous laisse, « dubitative ». Pourquoi ? 

Parce que le mouvement féministe pro-sexe a loupé le coche de #Metoo. En octobre 2017, les grandes figures du féminisme pro-sexe se sont distinguées par leur silence assourdissant. La seule qui s’est exprimée, c’était Betty Dodson, la papesse de la masturbation. Elle a tenu un discours complètement à côté de la plaque, en disant : “bon, il faut quand même reparler de sexualité de façon joyeuse.” Bref, elle n’avait rien compris. Et je pense que la plupart de ces grandes figures n’avaient rien compris à #Metoo à ce moment-là. L’autre raison, c’est qu’à aucun moment le mouvement féministe pro-sexe n’a pas été présent dans les grands moments de réflexion. Par exemple, au moment de l’arrivée des plateformes. C’est donc un mouvement avec lequel j’ai pris des distances. Je trouvais qu’il n’était politiquement plus à propos, et théoriquement un peu faiblard. 

Est-ce qu’aujourd’hui vous arrivez à vous définir de façon aussi étiquetée dans le féminisme ? 

Je me définis comme féministe, mais c’est tout. Je peux échanger avec des féministes qui ne sont pas de ma chapelle, avec qui on peut être en désaccord, comme sur la question du travail du sexe. Là-dessus, je n’ai pas bougé. Je considère toujours qu’il faut des droits pour les travailleurs et les travailleuses du sexe. 

Qu’en est-il du slut shaming de nos jours, selon vous ? 

D’un côté, je trouve qu’il y a une amélioration. À un moment, j’étais très optimiste, parce qu’on voyait des nanas, des camgirls, des streameuses, qui prenaient la parole sur ces questions-là, qui luttent aussi contre le masculinisme. Il y a un mouvement féministe qui est plus puissant aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 25 ans. Il y a plus de militantes jeunes. De l’autre, il y a des choses sur lesquelles on revient sacrément en arrière. Par exemple, sur la question du body count. Je pensais qu’on était débarrassé de ces questions-là. Qu’une femme n’avait plus à être jugée pour sa sexualité, et en fait si.

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