Face à l’explosion des besoins énergétiques de l’intelligence artificielle, Google, Amazon, Meta et Microsoft misent sur l’énergie atomique. Leur objectif : sécuriser une énergie décarbonée, continue… et indépendante.
Depuis deux ans, l’intelligence artificielle est partout : générer du texte, des images, entraîner des modèles toujours plus complexes. Mais, derrière la magie, il y a une réalité physique : l’IA est une ogresse énergétique. Selon Martin Willame, doctorant en télécommunications à l’UCLouvain en Belgique, « si 1 % de la population mondiale utilisait ChatGPT une fois par jour, il faudrait 27 centrales nucléaires de grande taille », rapporte la RTBF.
En 2023, Google consommait déjà 25 TWh par an, soit deux fois la Lituanie. Et ses besoins, comme ceux d’Amazon, Meta et Microsoft, continuent d’exploser avec la montée en puissance de l’IA et des datacenters. Cette fringale énergétique a un coût environnemental et financier, mais aussi un risque stratégique : dépendre de réseaux électriques parfois saturés ou trop carbonés.
Du cloud à la centrale, la nouvelle stratégie des Gafam
Face à ce mur énergétique, les géants du Web ont décidé de prendre les choses en main. Google a signé un contrat avec la startup américaine Kairos Power pour développer des petits réacteurs modulaires (SMR). Amazon s’est associé à trois énergéticiens pour lancer ses propres minicentrales. Meta a conclu un contrat de 20 ans avec une centrale nucléaire de l’Illinois à partir de 2027. Quant à Microsoft, il a choisi la voie la plus spectaculaire : relancer Three Mile Island (Pennsylvanie), site tristement célèbre pour la fonte partielle d’un réacteur en 1979. L’accident n’a fait aucune victime, mais il a profondément marqué l’opinion publique.
Ces annonces récentes marquent un tournant : pour la première fois, ce ne sont plus seulement les États ou les énergéticiens historiques qui pilotent de nouveaux projets nucléaires, mais des entreprises technologiques. En clair : demain, nos photos et mails dans le cloud pourraient bien tourner grâce à l’électricité d’un réacteur financé par Google ou Amazon.

Derrière cette stratégie, les arguments avancés par la Big Tech sont multiples
Le choix n’a rien d’anodin. D’abord, il s’agit d’un calcul d’image. Alors que les Gafam affichent toutes des ambitions de neutralité carbone, le nucléaire, malgré ses controverses, reste une énergie bas carbone. Une manière de réduire leur empreinte sans renoncer à l’essor de l’IA, tout en répondant peu ou prou à leurs feuilles de route visant le « Net Zéro ».
Ensuite, c’est une question de fiabilité. Contrairement au solaire ou à l’éolien, le nucléaire fournit une électricité stable, 24 heures sur 24, sans dépendre des aléas du vent ou de l’ensoleillement. Avec des datacenters qui doivent fonctionner en continu, l’argument est imparable.
Enfin, il y a une dimension stratégique : l’indépendance. En développant leurs propres réacteurs ou en signant des contrats de long terme, les géants du numérique cherchent à se libérer, au moins partiellement, des réseaux publics. Une tendance qui n’est pas sans rappeler les raffineries ou pipelines privés des compagnies pétrolières au siècle dernier. Ou le développement de réseaux de câbles sous-marins privés par ces mêmes géants de la tech.
Un retour en force qui dépasse la Silicon Valley
Ce mouvement ne se limite pas à la Big Tech. Lors de la CERAWeek 2025 au Texas (conférence dédiée à l’énergie), Google et Amazon ont rejoint d’autres industriels – Dow, Occidental Petroleum, Orlen Synthos… – pour soutenir un objectif mondial : tripler la capacité nucléaire d’ici 2050. Une alliance qui inclut aussi 31 États et 14 grandes banques.
En parallèle, de nouveaux visages du nucléaire émergent. Les petits réacteurs modulaires (SMR), plus compacts et potentiellement plus rapides à déployer, séduisent autant les géants de la tech que des pays comme la Chine, le Canada ou la France. Les start-up de fusion nucléaire, dopées par les investissements de Microsoft ou Nvidia, promettent une énergie presque infinie à l’horizon 2035. Même les « batteries nucléaires », capables d’alimenter des capteurs ou satellites pendant des dizaines d’années, connaissent un regain d’intérêt. Autrement dit : après des décennies de stagnation, l’atome est redevenu tendance. Et ce sont principalement les besoins numériques qui accélèrent la donne.

Nucléaire privé : des défis encore à surmonter
Mais l’histoire n’est pas encore écrite. Le nucléaire reste une technologie complexe, coûteuse et lente à déployer. Les États-Unis, qui n’avaient quasiment pas ajouté de capacité nucléaire depuis 30 ans, ont dû attendre 2023 et 2024 pour connecter deux nouveaux réacteurs en Géorgie… livrés avec des années de retard et des milliards de dollars de surcoûts.
L’autre problème est celui du combustible. L’enrichissement de l’uranium est déjà sous tension, et la multiplication des projets pourrait accentuer la pénurie. Les chaînes d’approvisionnement restent fragiles, dépendantes d’un petit nombre de pays producteurs. Enfin, il y a la question de l’acceptabilité. Accidents passés, déchets radioactifs, contestation environnementale, craintes sur la sécurité : malgré une image plus « verte » qu’auparavant, le nucléaire n’a pas effacé toutes ses zones d’ombre.
Une révolution pilotée par la Big Tech ?
Ce qui change aujourd’hui, c’est donc la nature des acteurs. Pendant longtemps, le nucléaire a été une affaire d’État, symbole de puissance nationale. Désormais, ce sont des multinationales privées, obsédées par la croissance de l’IA et du cloud, qui en relancent l’attrait.
La décennie 2030 pourrait voir émerger une nouvelle carte de l’énergie mondiale, où la Silicon Valley ne se contenterait plus de consommer, mais deviendrait productrice. Une bascule discrète, mais lourde de conséquences : la souveraineté énergétique pourrait demain se jouer autant dans les datacenters que dans les centrales nationales.