Samaris, Calvani, Blossfeldtstad… Toutes ces villes aux noms mystérieux ont un point en commun, elles sont issues de la série iconique Les cités obscures, qui dévoile au fil des tomes l’un des univers steampunk les plus poétiques et captivants que la bande dessinée ait jamais offerts. Décryptage.
Mi-ruines, mi-futuristes, véritables dédales de fantaisies architecturales, Les cités obscures, façonnées par le scénariste Benoît Peeters et le dessinateur François Schuiten, fascinent depuis le début des travaux, en 1983. Pour en percer les mystères, les auteurs dévoilent une anthologie de grands reportages illustrés, extraits de L’écho des cités, le plus célèbre magazine du monde obscur. Une belle occasion de revenir sur ce projet pharaonique !
Une histoire d’amitié
Tout commence par une histoire d’amitié, raconte Benoît Peeters : « Entre nos 12 et 14 ans, François et moi allions au même collège, à Bruxelles, où nous avions créé un petit journal d’école. Nous pratiquions aussi la peinture sous la direction de son père, architecte et peintre. Pour ma part, je n’ai pas poursuivi dans cette voie, mais nous nous sommes retrouvés au début des années 1980 avec la volonté de faire un album ensemble. François publiait déjà dans Métal hurlant. Quant à moi, je rêvais d’intégrer la revue (À suivre). »
En 1983, le duo pose la première pierre des Cités obscures en publiant Les murailles de Samaris, qui rencontre un beau succès et leur permet de se lancer dans la conception d’un deuxième tome en 1985 – La fièvre d’Urbicande, auréolé du prix du meilleur album au festival d’Angoulême. « Nous n’avions pas de plans initiaux, mais le succès a fait que nous avons poursuivi », précise Benoît Peeters. Aujourd’hui, la série compte 13 tomes et déroule un imaginaire singulier et foisonnant, qui conjugue passé et futur !
Un conditionnel passé
« Les lecteurs ont parfois évoqué notre travail comme relevant du futur antérieur, mais je dirais plutôt du conditionnel passé. Nos mondes auraient pu exister, mais les avancées technologiques ont fait que celui dans lequel nous vivons a pris un autre chemin. Nos univers oscillent entre celui de Jules Verne et celui de Le Corbusier, non sans une certaine ironie. Nous avons grandi à Bruxelles, une ville en perpétuelle transformation qui se prenait pour New York. Tout en nous documentant, nous avons pris un peu de recul par rapport à ce phénomène afin d’apporter un regard décalé sur les racines de la modernité », raconte-t-il.

Ainsi, leurs cités se situent à la croisée des mondes : l’Antiquité, le New York et le Chicago des années 1930, le Berlin des années 1920, tous mêlés à un avant-gardisme singulier.
L’Art nouveau comme point de départ
Dès le premier tome, un style architectural s’impose et devient une influence récurrente : l’Art nouveau. « Il a joué un rôle considérable dans l’évolution de Bruxelles, notamment à travers les réalisations de Victor Horta, notre Hector Guimard. Il a donc forcément déteint sur notre travail. La cité de Xystos, où commence le récit, est purement de style Art nouveau, mais le courant traverse toute la série par touches plus ou moins visibles, comme des motifs floraux ou des tons pastel privilégiés par François », détaille l’auteur. En effet, souvent baignées de lumière, ces cités ne sont obscures que par les mystères qu’elles renferment.

Des cités vivantes et engagées
Construites comme de véritables personnages et non comme de simples décors, ces cités ont aussi leur caractère propre. À travers elles, les auteurs abordent des sujets brûlants comme la crise écologique ou les régimes totalitaires : « De manière plus philosophique que didactique, nous y avons développé des thèmes autour de l’urbanisme et des systèmes politiques, mais aussi du culte du progrès, en créant des ponts entre science et art. La frontière invisible (2002-2004) tourne par exemple autour du réveil des nationalistes, un thème qui ne se posait pas au début des années 1980. Pour rendre nos univers vivants, nous devons les nourrir de ce qui se passe autour de nous. Plus tard, certains liront peut-être cette série comme une chronique de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. »
Benoît Peeters et François Schuiten n’ont pas dit leur dernier mot : le duo réfléchit à un ultime tome qui ne viendrait pas clore la série, mais apporter une nouvelle pierre à l’édifice : « Nous voulions que les albums soient indépendants les uns des autres, pour que le lecteur puisse entrer dans Les cités obscures par n’importe quelle porte. Il y a des éléments ou des personnages récurrents, mais pas de trame commune. Quand nous nous sommes lancés, beaucoup d’auteurs antérieurs à nous souffraient de devoir garder le même personnage dans le même univers. Nous voulions y échapper et jouir d’une grande liberté. Cela nous a offert la possibilité d’alterner des albums classiques avec des plus expérimentaux, et la couleur avec le noir et blanc. » Libre à vous donc de choisir votre porte d’entrée dans cette saga architecturale onirique et fascinante !