Trois enquêtes passionnantes alimentent notre fascination collective pour les étoiles filantes littéraires.
Il y a toujours eu une forme de fascination pour les météores littéraires, les romanciers fauchés au sommet de leur art, les auteurs d’un livre devenu culte qui ne sont jamais parvenus à rééditer l’exploit ou pire qui ont payé toute leur existence ce bref instant de gloire. Plongée en immersion dans la vie de trois nouveaux spécimens, des génies torturés par leurs démons autant que par une société impitoyable.
| La Vie Continuée de Nelly Arcan de Johanne Rigoulot
Après s’être lancée, dans Une fille de province, sur les traces d’un fait divers dont la coupable était une de ses amies d’enfance de Chalon-sur-Saône, Johanne Rigoulot cherche à percer un autre mystère, celui d’une étoile filante de la littérature, la québécoise Nelly Arcan. Blonde provocante, romancière et prostituée, autrice du sulfureux Putain (2001), elle fut maltraitée par les médias, au premier rang desquels la télé française, au point de se nouer la corde au cou, à seulement 36 ans.
Johanne Rigoulot offre une relecture passionnante de son œuvre. Putain est un roman comme aucun autre. Nelly Arcan vous jette au visage sa vie d’étudiante en lettres devenue escort-girl. Elle vous raconte cette existence qu’elle hait, coincée entre une mère dépressive et un père dévot mais frivole. Le livre sonne comme l’exorcisme d’une jeune inconnue pour lutter contre ses démons.
Derrière ce déchirant monologue, ce long poème en prose, se cache le manifeste cru d’une féminité qui se débat avec son corps, qui cherche sa place entre acceptation de soi et injonction à plaire, qui n’a de choix que d’appartenir aux hommes pour exister. Nelly Arcan arrive au mauvais moment, au mauvais endroit et d’une façon bien trop radicale. Une écrivaine aux allures de bimbo, un titre provocateur, un verbe cru, un texte scandaleusement intime et un message choquant : le cocktail est hautement explosif. Seule une poignée de critiques et de lecteurs voient en elle la figure d’avant-garde que l’on célèbre aujourd’hui. En entremêlant sa vie intime et la destinée tragique de la romancière dans un récit enflammé, Johanne Rigoulot venge l’héroïne de son adolescence.
| L’Invention de Tristan d’Adrien Bosc
Dès les premières pages du nouveau roman d’Adrien Bosc, un sourire pour celui qui connaît le parcours de l’auteur. Zachary Crane, son héros et narrateur, est journaliste au New Yorker. Un clin d’œil adressé aux fines plumes de la « narrative non-fiction » que le créateur des Éditions du Sous-Sol a contribué à faire connaître en France : Joseph Mitchell, Gay Talese et bien sûr, David Grann auteur de Killer of the Flower Moon et plus récemment des Naufragés du Wager.
Avec ce livre, Adrien Bosc marche d’ailleurs dans leurs traces et écrit un roman où tout est vrai, sauf justement ce personnage, inventé de toute pièce, derrière lequel il se cache. En plein désœuvrement dans un Paris où il s’est installé pour suivre une femme qui l’a abandonné, Zachary tombe un jour chez un libraire sur Le Seigneur des porcheries de Tristan Egolf, premier roman d’un mystérieux auteur américain dont il ne connaît pas encore la légende. Intrigué par une biographie aussi brève et lacunaire que la vie de cette étoile filante littéraire, persuadé de tenir un sujet susceptible de le détourner de ses tourments, le reporter décide alors de mener l’enquête sur celui qui apparait comme le parfait spécimen d’écrivain maudit.
En pistant sa trace, du pont des Arts à Paris, où il fit la rencontre de Marie Modiano, fille du Prix Nobel qui l’introduira auprès des éditions Gallimard jusqu’à Lancaster, Virginie où il grandit et revint en 2005 pour s’ôter la vie, en recoupant les témoignages de ses proches et en se replongeant dans ses livres, sur lesquels planaient déjà l’ombre d’une conclusion funeste, Zachary Crane recompose l’existence chaotique d’un écorché vif comparé aujourd’hui à Faulkner. Il dépeint une certaine idée de l’Amérique et compose la fresque douloureuse d’une décennie 90 punk et désenchantée. En surplomb, Adrien Bosc interroge lui, le prix à payer pour écrire avec une question que nous adresse ces écrivains martyrs : si la littérature peut sauver des vies, peut-elle condamner aussi ?
| Un certain Louis Wolfson d’Etienne Fabre
Etienne Fabre se frotte à une énigme et d’essayer « d’attraper un écrivain », toujours vivant, reclus depuis 50 ans, dont l’existence rocambolesque a attisé bien des légendes.
À New-York où Louis Wolfson naît et grandit, Etienne Fabre cherche à comprendre comment sa schizophrénie, traitée à coup d’électrochocs, a pu faire naître une misanthropie radicale et une aversion irrationnelle pour sa langue maternelle. À Montréal où il se réfugie après le décès de sa mère, il retrace son errance de clochard céleste. À Paris, il raconte son éclosion aux yeux du monde avec la publication chez Gallimard du Schizo et les langues, objet littéraire non-identifié racontant de l’intérieur le mal qui le ronge et expliquant la folle manie qu’il a développé, celle d’instantanément traduire dans une autre langue toute phrase qu’on lui adressait en anglais. Une plongée littéraire et psychotique qui sera portée aux nues par les plus grands intellectuels français des années 70, au premier rang desquels Deleuze, Foucault ou encore Raymond Queneau, grand spécialiste des « fous littéraires ». À Porto-Rico enfin, il s’approche au plus près de la tanière de l’ermite, celle-là même où il est devenu millionnaire un soir de loto avant de tout perdre lors de la crise des subprimes.
Mais jamais il n’en franchira le seuil pour se confronter à son obsession. Après tout, la rumeur court qu’il a disparu pour de bon. Reste ses écrits qu’Etienne Fabre a pu reproduire ci-et-là au cœur d’une enquête romanesque improbable qui regorge de trésors comme cette seule et unique interview accordée par l’auteur en 1984 ou ce texte inédit de Paul Auster, publié dans The New York Review of Books en 1975 qui encensait Le Schizo et les langues, « une de ces œuvres rares qui peuvent modifier notre perception du monde ». Vous savez ce qu’il vous reste à faire.