Oubliez Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Borges ou Sepúlveda : la littérature latino-américaine s’écrit désormais au féminin. Une nouvelle génération d’écrivaines dicte sa loi aux quatre coins du continent. Tour d’horizon de cette nouvelle vague féminine et féministe, qui n’a pas peur des mots.
| Mariana Enríquez, Notre part de nuit
Avec sa couverture ornée de l’effrayant Ange déchu de Cabanel, Notre part de nuit a sur tout lecteur qui s’en approche un magnétisme maléfique. C’est parce que le quatrième roman de Mariana Enríquez réunit en son sein démoniaque la noirceur de Cormac McCarthy, l’épouvante de Stephen King et la poésie gothique de Bram Stoker.
Dans l’Argentine soumise à la dictature des généraux, L’Ordre, une société secrète, a mis la main sur tous les médiums pour percer le secret de la vie éternelle. Mais Juan, un des leurs, refuse que son fils, doté de pouvoirs supérieurs à la moyenne, leur serve d’arme dans cette quête malveillante. Il s’élance alors avec lui sur les routes pour échapper aux Ténèbres. Une déflagration romanesque qui vous fera tomber à la renverse : toute la puissance de l’imaginaire contenue dans un seul livre.
| Camila Sosa Villada, Les Vilaines
Que de chemin parcouru depuis l’enfance dans ce petit village argentin, où Cristian était raillé par ses camarades pour son rimmel sur les yeux. Devenue aujourd’hui une femme, Camila Sosa Villada a accompli ses rêves de gloire. Actrice et chanteuse acclamée du public, désormais écrivaine, elle raconte dans un premier roman saisissant ses années noires à Cordoba où, étudiante, elle se prostituait en compagnie de nombreuses autres femmes transgenres. Une existence en clair-obscur, la nuit passée dans le parc de Sarmiento, à l’affut de clients souvent violents, la journée réfugiées toutes ensemble dans la petite maison rose de la tante Encarna.
Les Vilaines résonne comme le grand roman de la communauté trans. Récit rempli d’effroi où la transidentité est vécue comme une malédiction et parfois même une condamnation, il est aussi le bouleversant hymne à cette sororité extraordinaire qui parvient à transformer l’enfer en une fête furieuse et brûlante. Dans ce drame social hypnotique teinté de réalisme magique, Camila Sosa Villada fait naître de la cruauté et de la douleur une beauté incomparable.
| Fernanda Melchor, Paradaïze
Déjà avec La Saison des ouragans, récit endiablé du meurtre d’une « sorcière » dans l’État de Veracruz, Fernanda Melchor s’était révélée comme la brillante incarnation d’une nouvelle génération bien décidée à libérer rageusement la parole féminine dans un pays où dix femmes sont assassinées chaque jour. Avec Paradaïze, elle récidive et enfonce le clou. Dans ce court monologue, fulgurant comme une détonation, elle fait le portrait au vitriol des ravages de la culture machiste et raconte la collision destructrice entre deux êtres aux antipodes de la société mexicaine.
Polo est un enfant des quartiers pauvres à la peau foncée qui travaille en tant que jardinier dans un complexe résidentiel haut de gamme. C’est là qu’il fait la connaissance de Franco, un gosse de riche obèse et dépravé dont les seules préoccupations pour tuer l’ennui sont la boisson et la pornographie. Au détour d’une soirée arrosée, Franco confie à Polo son obsession sexuelle pour sa voisine et lui explique son plan pour la conquérir. Récit au cordeau d’une descente aux enfers incontrôlable, Paradaïze est un redoutable instrument de torture littéraire. Comme si l’on était pris au piège d’une terrible danse macabre, symbole tragique d’un pays qui ne peut plus s’arrêter de tuer.
| Dahlia de la Cerda, Chiennes de garde
Dans la directe lignée de Fernanda Melchor, l’écrivaine et journaliste Dahlia de la Cerda nous délivre un violent uppercut littéraire.
Chiennes de garde est un recueil de 13 histoires : 13 femmes issues de toutes les strates de la société mexicaine – des influenceuses et des trafiquantes, des riches, des pauvres – qui décident de reprendre le destin en main et de se venger d’une société qui a érigé le féminicide en sport national.
| Lorena Salazar, Vers la mère
Une mère descend avec son fils le fleuve Atrato au cœur de la jungle colombienne, territoire encore marqué par le règne des Farc. À contrecœur, elle s’apprête à rendre cet enfant à sa mère biologique qui l’avait abandonné, mais qui souhaite aujourd’hui le récupérer. Au fil des étapes et des rencontres qui ponctuent cette expédition, elle échange son parcours de vie avec d’autres passagers et se confronte à leur douloureuse destinée.
Avec un style simple, épuré, mais terriblement bouleversant, Lorena Salazar, 30 ans à peine, questionne, dans un pays rongé par la violence et en proie aux fantômes du passé, les facettes complexes de la féminité et de la maternité. Une éblouissante entrée en matière pour une romancière qui incarne toute la vitalité d’une nouvelle littérature sud-américaine, féministe et décomplexée.
| Fernanda Trías, Crasse Rose
« Le poète est un voyant », disait Rimbaud. Alors parfois, les livres sont des présages de la catastrophe qui vient. C’est le cas de Crasse Rose, dystopie métaphysique et poétique publiée par l’Uruguayenne Fernanda Trías au début de l’année 2020, quelques mois seulement avant la pandémie qui a paralysé le monde. Dans une ville portuaire d’Amérique latine aux airs de Montevideo, ville natale de l’autrice, un mal mystérieux, venu de la mer, rôde.
D’abord, des centaines de poissons morts, échoués sur la plage. Puis un épais brouillard. Et finalement, une épidémie, comme une tueuse silencieuse qui contamine tout ce qu’elle touche. La majorité de la population a fui à l’intérieur des terres, mais certaines personnes n’ont pas eu le choix. C’est le cas de la narratrice, restée au chevet de son mari contaminé, responsable de sa vieille mère, réfugiée dans une villa de banlieue, et mère de substitution de Mauro, un enfant simplet obsédé par la bouffe. Au milieu des montagnes d’ordures, alors que l’odeur pestilentielle lui assaille les narines, elle parcourt cette ville fantôme pour se procurer la crasse rose, une étrange pâte que les autorités fabriquent en secret pour nourrir la population.
Avec sa prose puissante et son exploration clinique de notre si fragile vernis d’humanité, avec sa réflexion politique et écologique, Crasse rose marche dans les pas de La Peste d’Albert Camus, mais convoque également Soleil vert, le roman d’Harry Harrison adapté au cinéma par Richard Fleischer. La complainte mélancolique de l’irrémédiable désolation du monde.