Alors que le Salon international de l’agriculture bat son plein, L’Éclaireur vous propose une déambulation en campagne, un terreau littéraire fertile, propice à la réflexion. Trois livres de l’actualité, un poche et une bande dessinée pour mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre dans le monde agricole et la ruralité.
| Humus, de Gaspard Koenig
Comme un symbole des préoccupations actuelles, le livre événement de la dernière rentrée littéraire est une plongée en eaux troubles dans le monde de l’agriculture. Après une œuvre protéiforme faite surtout d’essais polémiques – Le Révolutionnaire, l’Expert et le Geek (2015) – et de voyages initiatiques au-devant de l’homme et du monde – Notre vagabonde liberté, à cheval sur les traces de Montaigne (2020) –, l’écrivain et philosophe Gaspard Koenig signe un retour grandiose à la fiction.
Humus est un roman balzacien à souhait, qui passe, avec un mélange d’insolence et de justesse assassine, l’époque et notre société à la paille de fer. Deux amis étudiants en agronomie du prestigieux plateau de Saclay décident de s’engager pour l’écologie et de faire du ver de terre le héros d’un nouveau monde agricole. En lançant une start-up qui mise sur le compostage des lombrics, Kevin, le fils d’ouvriers, voit les choses en grand, mais est propulsé dans un monde impitoyable où règnent lobbyistes et politiques.
Arthur, le petit bourgeois fantasme, lui, un retour à la terre pour régénérer le champ familial ruiné par les pesticides, mais se prend de plein fouet la violence d’une vie de labeur. Fantasmes et utopies de la jeunesse, détresse du monde paysan, mesquinerie de nos dirigeants, manipulations de la « start-up nation » : rien ne nous est épargné dans cette tragicomédie agricole et écologique qui donne du grain à moudre.
| Du même bois, de Marion Fayolle
Nous en parlions déjà il y a quelques semaines : on adorait l’illustratrice et autrice de BD – on citera entre autres La Tendresse des pierres (2013) ou Les Amours suspendus (2017) –, on est aujourd’hui sous le charme de la romancière. Marion Fayolle réussit une entrée remarquée dans la « Blanche » de Gallimard.
Roman social, récit intime, long poème en prose : Du même bois est une ode mélancolique à un lieu perdu et à un temps révolu. L’écrivaine se remémore la ferme familiale en Ardèche, raconte cette ruralité belle, mais rude où les différentes générations cohabitent, où le quotidien s’articule autour des bêtes, où le silence règne et les blessures se dissimulent.
Avec un verbe rempli d’images qu’on aimerait voir dessinées, elle s’interroge sur ce que faire famille signifie et interroge le poids du souvenir dans la transmission.
| Corps de ferme, d’Agnès de Clairville
Une enfance à la campagne, des stages dans différentes exploitations, des études d’agronomie et une spécialité en biotechnologie : Agnès de Clairville comprend mieux que quiconque les enjeux actuels de la ruralité et la colère du monde agricole. Alors, pour son deuxième roman, elle use de la fable animalière pour mieux exprimer la colère et la détresse d’une famille d’éleveurs.
C’est un récit troublant, à la première personne – du point de vue des animaux –, qui se déploie sous nos yeux. Un procédé qui n’est pas sans rappeler Orwell, mais qui n’est pas qu’une facétie formelle. Loin du conte pour enfants ou de la farce grotesque, le livre prend la forme d’une tragédie inéluctable et tire même un autre fil, plus douloureux encore, celui de la condition féminine à la campagne.
Veau, vache, chat, chienne, pie prennent la parole à tour de rôle et leur monologue est l’occasion d’explorer les différents ressorts dramatiques à l’œuvre dans ce corps de ferme. Un huis clos troublant, peuplé de complaintes assourdissantes et de silences pesants.
| Rural !, d’Étienne Davodeau
Déjà avec Les Ignorants, un album paru en 2011 et écoulé à plus de 250 000 exemplaires, Étienne Davodeau, dessinateur militant, nous avait offert une plongée rare et radicale dans le monde rural. Il donnait à voir en caméra embarquée l’âpreté du milieu viticole en racontant pendant un an la folle aventure partagée avec Richard Leroy, un vigneron d’Anjou qui cultivait sur une exploitation près de chez lui.
Animé par un désir d’ouverture et de rencontre, chacun faisait découvrir à l’autre son métier, sa passion, et la magie opérait avec émotion. Un paysan, un dessinateur, deux mondes qui habituellement ne se parlent pas, mais qui, là, se rencontraient pour la première fois. Un album qui reste dans les mémoires.
Quelques années plus tard, Étienne Davodeau a repris sa route sur les chemins, crayon en main, pour dessiner les joies et les peines de nos campagnes. Il raconte dans Rural ! la beauté d’un coin bucolique et tranquille qui va sombrer dans la colère et le chaos.
Un couple a consacré dix ans de sa vie à retaper une vieille bâtisse pour la transformer en sublime maison familiale, trois jeunes paysans ont décidé d’incarner une nouvelle agriculture en faisant le pari du bio : des utopies dans un petit coin de paradis, puis une décision absurde de l’État, celle de rayer ce bonheur de la carte pour faire passer une autoroute. Alors, il faut combattre, s’user la santé à débattre tout en sachant la tragédie irrémédiable.
| Qui sème le vent, de Marieke Lucas Rijneveld
Prenez garde quand vous implorez les dieux. Vos vœux les plus coupables pourraient bien être exaucés. C’est le point de départ du premier roman choc de la révélation littéraire mondiale, l’écrivain·e hollandais·e Marieke Lucas Rijneveld. Alors que Jas, la narratrice de son perturbant récit, se voit injustement privée de sortie et regarde son frère Matthies s’éloigner fièrement, elle conjure le Tout-Puissant, folle de rage, de précipiter sa mort.
Un souhait funeste qu’elle regrettera toute sa vie. Quelques instants plus tard, Matthies est emporté par un tragique accident. La suite n’est que le long râle d’une famille endeuillée, anéantie par la douleur et la colère. Dans un milieu rural où les émotions doivent être enfouies pour ne pas empiéter sur le dur travail de la ferme, les non-dits s’accumulent et rongent peu à peu la cellule familiale.
Jas surtout, perd pied dans un monde qui l’a précipitée sans coup férir dans l’âge adulte. Coincée entre d’un côté ses désirs naissants et sa soif de liberté, et, de l’autre, un quotidien de labeur et les carcans religieux qui contraignent sa famille, elle va essayer tant bien que mal de surmonter sa culpabilité.
Avec ce premier roman et à seulement 28 ans, Marieke Lucas Rijneveld a raflé le prestigieux International Booker Prize. Dans un décor glaçant, iel déploie une écriture organique, putréfiante et explore le roman d’apprentissage dans ce qu’il a de plus salissant.