Après la plage et la campagne, dernière étape de notre road-trip littéraire. Une halte à la montagne pour découvrir certains auteurs magnifiquement perchés.
C’est peu de dire que la montagne fascine. Terre mystérieuse, inaccessible, indomptable, elle est la promesse envoûtante d’une beauté rare autant que d’un danger permanent, le serment d’un ailleurs qui changera à tout jamais le cours de votre vie. Poètes frappés par l’ivresse des cimes, aventuriers, têtes brûlées ou amoureux de la nature et du vivant : petite bibliothèque idéale pour attaquer la montagne par tous ses versants.
| Réapprendre à vivre : La Félicité du loup, de Paolo Cognetti
Quelques mois avant ses 30 ans, rongé par un profond mal-être, l’écrivain italien Paolo Cognetti a préféré renoncer à l’hubris de nos civilisations urbaines pour trouver refuge dans les monts escarpés du Val d’Aoste. Sa littérature, née sur les pentes de la montagne, est tout entière une déclaration d’amour à ces terres aussi magiques que dangereuses et un hommage à celles et ceux qui peuplent ces hauteurs.
À la croisée du Nature Writing et du drame intime, il déploie une poésie mélancolique dans laquelle Henry David Thoreau et Jack London dialoguent avec le maître italien Mario Rigoni Stern. Avec Les Huit Montagnes, il a remporté le prestigieux prix Strega et a été couronné en France du Medicis étranger, faisant de lui l’une des voix les plus prometteuses de la littérature italienne.
Nichée au cœur du Val d’Aoste, la petite station de ski Fontana Fredda sert de refuge aux âmes égarées. À 40 ans, Fausto fuit dans les hauteurs sauvages un mariage qui a tourné au désastre en grande partie à cause de lui. Silvia elle, a 27 ans et a refusé le confort feutré de son cocon familial pour réaliser ses rêves d’aventure et son obsession pour les sommets. Devenus cuisinier et serveuse le temps d’une saison, ils se rencontrent le soir de leur premier service au Festin de Babette, une chaleureuse auberge qui porte le nom de sa tenancière, ancienne révolutionnaire haute en couleur admiratrice de Karen Blixen.
Ensemble, ils vont définitivement tourner le dos au monde d’en bas et se laisser envoûter par la beauté majestueuse des lieux. Hymne à l’amour, ode à la montagne et à ses habitants, La Félicité du loup est un roman poignant, apaisant et pur où l’immensité des grands espaces donne aux sentiments une intensité vertigineuse.
| Conquérir les sommets : Tragédie à l’Everest, de Jon Krakauer
En France, le journaliste et écrivain Jon Krakauer est surtout connu pour être l’auteur de Voyage au bout de la solitude, récit du destin tragique du jeune aventurier américain Christopher McCandless, adapté au cinéma par Sean Penn en 2007 dans Into the Wild. Mais, aux États-Unis, c’est un autre livre, aussi fascinant que controversé, qui a contribué à sa notoriété.
En 1996, alors journaliste pour le magazine d’aventure Outside, il souhaite s’élancer à la conquête de l’Everest, le plus haut sommet du monde, avec une idée en tête : raconter comment cette ascension redoutable est devenue, depuis la fin des années 1980 et le succès de l’expédition Richard Bass, un alpiniste amateur et homme d’affaires américain, un enjeu commercial pour des agences de voyage spécialisées.
Après un an d’entraînement, il participe aux côtés de huit aventuriers amateurs à une expédition commerciale menée par l’illustre alpiniste néo-zélandais Rob Hall. Sur ces neuf personnes, cinq arriveront au sommet, mais un seul redescendra vivant.
Jon Krakauer nous plonge, caméra embarquée, dans cette incroyable ascension, sans rien occulter – les difficultés physiques et mentales, bien sûr, mais aussi la surexploitation par l’homme d’un lieu magique. Entre les embouteillages au sommet, la pollution et les corps qui s’amoncellent, on découvre les ravages de notre obsession pour les hauteurs. Des dérives coupables qui sont d’ailleurs à l’origine du drame du 10 mai 1996.
Adapté au cinéma par Robert Markowitz dans Mort sur le toit du monde, puis plus récemment par Baltasar Kormákur, l’histoire diverge souvent de point de vue. Et pour cause, le livre a été à l’origine d’une grande controverse. Jon Krakauer donne sa version des faits et elle se confronte à un autre récit, celui d’Anatoli Boukreev, légende de l’alpinisme et guide Kazakh pour une expédition rivale, celle de Scott Fisher, présente sur l’Everest ce jour-là.
Si on ne saura jamais quelle vérité nous délivre le journaliste, son livre n’en reste pas moins le témoignage glaçant de la folie des hauteurs proprement humaine.
| Ne faire qu’un avec le paysage : La Dernière Reine, Jean-Marc Rochette
Après la déflagration Le Transperceneige, chef-d’œuvre culte de science-fiction postapocalyptique publié à partir des années 1980 et popularisé par le film magistral de Boog Joon-ho en 2013, Jean-Marc Rochette a décidé de prendre de la hauteur, de changer de vie et d’œuvre. Perché dans les massifs alpins, loin de la civilisation, l’ermite anarchiste du neuvième art, inspiré par la douce ivresse des cimes, se fait désormais le chantre des monts enneigés, un poète protecteur de la nature et de l’animalité.
Dans Ailefroide : altitude 3954, paru en 2018, il se prêtait à un touchant exercice autobiographique et retraçait une enfance obsédée par l’alpinisme et par une carrière de guide de haute montagne. Puis, en 2019, dans Le Loup, bientôt adapté au cinéma par Marc du Pontavice, il mettait en scène un duel épique entre un loup et un berger dans le massif des Écrins. Dans ce nouvel album, qu’il décrit lui-même comme l’aboutissement de sa carrière, son « mont Everest », il se rêve en romancier du XXe siècle et raconte la rencontre bouleversante entre Édouard Roux, une gueule cassée de 1914 et Jeanne Sauvage, une sculptrice animalière.
Entre le Paris des années folles et les montagnes du Vercors, Rochette chante un hymne à l’amour autant qu’une ode aux paysages enchanteurs. Sublime plaidoyer pour le vivant, il explore notre lien précieux avec la nature, force motrice d’une reconstruction parfois inespérée. Là-haut, peut-être peut-on espérer sauver ce qu’il reste encore de notre si fragile humanité.
| Se jeter dans le vide : Nourrir la bête, d’Al Alvarez
Pour notre plus grand bonheur, les éditions Métailié continuent leur précieux travail de traduction du pape de la non-fiction Al Alvarez. Injustement méconnu en France, mais considéré comme un monstre sacré de la littérature anglophone, adulé par Philip Roth, Sylvia Plath ou encore J.M Coetzee, rien que ça, le journaliste britannique est un éblouissant romancier du réel qui transforme ses passions, ses obsessions et sa vie de baroudeur en une grande aventure poétique au-devant du monde et des hommes.
Dans Nourrir la bête, Al Alvarez raconte son amitié haute en couleur avec la légende de l’escalade Mo Antoine. On prend une grande inspiration et on se jette dans le vide pour profiter d’une expérience littéraire vertigineuse, au carrefour de la quête intime et du récit d’aventure haletant. Au fil des ascensions se dévoile une existence hors du commun. Celle d’un un ado qui a fui un destin tout tracé en Angleterre pour parcourir le monde à la recherche des sommets les plus escarpés. Celle d’un risque-tout devenu sans le vouloir la doublure de Stallone dans Rambo.
Avec une poésie presque incantatoire, Al Alvarez interroge les mécanismes à l’œuvre dans les esprits foutraques de ces trompe-la-mort et nous donne un incroyable shoot d’adrénaline. Surtout, ne pas regarder en bas.
| Apprivoiser la nature : Croire aux fauves, de Nastassja Martin
Enfant des massifs alpins émigrée à Paris pour suivre des études d’anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales, Nastassja Martin a toujours fait de l’exploration du monde le moteur de sa littérature à part, mélange atypique d’essai scientifique et de déambulation poétique. En 2016, Les Âmes sauvages, récit d’une expérience vécue alors qu’elle avait 23 ans, aux côtés des Gwich’in, une communauté de chasseurs-cueilleurs en Alaska, lui avait valu de nombreux prix parce qu’il renouvelait la pensée sur les relations entre l’homme et la nature.
Trois ans plus tard, elle enfonce le clou avec un texte magistral, hypnotique et déchirant qui marque la pensée anthropologique autant qu’il secoue les habitudes littéraires. 25 août 2015. Alors que Nastassja Martin s’apprête à escalader le plus haut volcan de la province russe du Kamtchatka, elle tombe nez à nez avec un ours qui l’attaque sauvagement. Miraculeusement rescapée de la gueule de la bête grâce au piolet qu’elle réservait à son ascension, la peau arrachée, la pommette fracturée, l’anthropologue est traversée par une sorte d’illumination. Comme si au-delà de cet affrontement et de cette mort évitée de peu, l’ours et elle avait partagé un vertige commun, comme si l’espace d’un instant, l’humaine et l’animal n’avaient fait qu’un.
Ballotée dans les hôpitaux russes puis français pour reconstruire un visage symbole de la bestialité, Nastassja Martin ne cesse pourtant de repenser à cette union presque sacrée. Plus qu’un journal de survie, Croire aux fauves est le long poème en prose enflammé d’un séisme intérieur, un cri du cœur pour repousser les frontières de l’animalité, pour repenser ce qui fonde le rapport au monde, aux hommes, à soi.