Entretien

Sabyl Ghoussoub : “Il y a un instinct de survie au Liban ; la vie revient toujours, même dans les pires moments”

19 juin 2023
Par Agathe Renac
Sabyl Ghoussoub.
Sabyl Ghoussoub. ©Patrice Normand

Avec son feuilleton présidentiel, le Liban est au cœur de l’actualité. Qui de mieux que l’auteur de Beyrouth-sur-Seine pour nous parler de ce pays, de ses souvenirs d’enfance, et de l’histoire de ses parents qui l’ont quitté durant la guerre ?

24 novembre 2022. Sabyl Ghoussoub reçoit le prestigieux prix Goncourt des lycéens pour Beyrouth-sur-Seine, un roman solaire, profond et bouleversant. Il y raconte le parcours de ses parents, qui ont fui la guerre du Liban, et s’interroge sur la question de l’identité. L’Éclaireur l’a rencontré dans le cadre de sa dédicace au pop-up store de la Fnac, durant le festival Series Mania. Une interview riche en émotion et en partage.

Quel livre a marqué votre adolescence ? 

Je lisais beaucoup d’essais sur les questions d’identité, mais aussi des auteurs américains, comme Bret Easton Ellis, Charles Bukowski et John Fante. En réalité, j’allais beaucoup au cinéma et les films de cette période m’ont plus marqué que les livres. Je pense notamment à des réalisateurs comme Kusturica, Nanni Moretti, Elia Suleiman, Almodovar, ou encore Woody Allen. Le point commun entre ces cinéastes est le fait qu’ils réalisent des films d’auteur commerciaux. Ce sont des films indépendants, mais qui s’adressent aussi au grand public.

Votre roman a séduit de nombreux lycéens. Comment expliquez-vous ce prix et cette affection pour votre histoire ?

Le jury m’a dit qu’il avait été touché par les thématiques de l’exil, de la guerre et de la famille. Ils ont aussi aimé le fait que ce soit un fils qui interroge ses parents. Je pense qu’ils ont été sensibles au rythme et au ton du livre, avec ses chapitres courts et son style incisif qui va à l’essentiel. Mon écriture parle sûrement à cette nouvelle génération.

Les lycéens ont fait un parallèle entre mon histoire et la guerre en Ukraine. Ils en entendent parler, mais ils n’ont pas d’incarnation. Le récit de mes parents, qui ont fui le conflit au Liban, a permis d’humaniser ces événements. Le lecteur comprend ce que ça veut dire d’être exilé, de vivre une guerre de loin, d’avoir encore sa famille dans son pays d’origine…

Vous l’avez dit : Beyrouth-sur-Seine raconte l’histoire de vos parents. Qu’est-ce qui vous a motivé à choisir cet angle très intime ?

Je suis passé par plusieurs versions avant d’arriver à celle-ci. Dans un premier temps, je voulais écrire un livre sur la révolution qui a eu lieu au Liban en 2019. Ensuite, je me suis intéressé à un politicien qui avait fait la guerre dans ces années-là. J’ai encore jeté ce texte, pour finalement raconter l’histoire des victimes de la guerre, dont mes parents sont de très bons exemples. Je les considère comme des héros, car ils n’ont pas pris les armes.

« Je ne fais pas partie de ces écrivains maudits qui vous diront que tout est horrible »

Sabyl Ghoussoub

En général, les héros de guerre sont ceux qui se sont battus ou qui ont tué. Là, je mets la lumière sur des personnes dont on ne parle pas et qui n’ont jamais été violents. Ils ont eu le courage de ne pas faire de mal aux autres. Ce qui est fou, c’est que j’ai grandi avec eux sans connaître leur parcours. À 33 ans, je ne savais toujours pas comment ils étaient arrivés en France, ni ce qu’ils avaient vécu durant leurs premières années ici, alors que leur famille était toujours au Liban, en plein milieu du conflit.

Comment sont-ils  “dans la vraie vie” ? Dans votre livre, vous dites notamment que votre mère est petite et hyperactive, et qu’elle vous rappelle Nicolas Sarkozy…

[Rires] Je dis ça pour me moquer d’elle ! C’est un truc de petite personne (et je peux le dire car je ne suis pas très grand non plus) : ils sont toujours en mouvement, ils ont besoin de bouger, tout le temps. Il y a quelque chose d’hyperactif qui m’amuse beaucoup. 

Plus sérieusement, mon père est un personnage incroyable, il pourrait être tiré d’un film. Il est très solitaire et il déteste tout le monde, mais en même temps, il est plein d’amour. Si je l’avais croisé dans la rue sans le connaître, j’aurais adoré créer un héros à partir de lui. Il a sa place aussi bien dans le cinéma que dans la littérature.

©Capture d'écran Instagram @sabylghoussoub

Ma mère, c’est la vraie maman méditerranéenne. Avec elle, tout est toujours trop ; c’est trop par rapport à la famille, à la nourriture, à l’amour, au besoin d’être tout le temps connecté avec tout le monde… Finalement, ils se complètent parfaitement. 

Le premier est dans l’intellect et dans une sorte de mal-être, et la deuxième essaie de tout faire pour que ça aille bien, de rassembler, de faire en sorte que les gens s’aiment… Je crois qu’il faudrait un parfait mélange des deux pour être une personne saine.

Pouvez-vous nous plonger dans ce fameux appartement familial en nous décrivant ses odeurs, ses couleurs et ses émotions ?

Aujourd’hui, je réalise qu’il me renvoie au Liban d’avant-guerre. Si vous entrez dans un appartement de ma génération, vous allez voir des références à la guerre sur les murs et des livres sur le sujet. Chez mes parents, ça n’existe pas. C’est comme si on était plongé dans les années 1970. Il y a des fleurs, du thym, des épices… Sur les murs, il y a des toiles d’artistes libanais et syriens très colorées ou de l’art abstrait. 

« Je ne me sentais pas légitime, j’avais l’impression de violer quelque chose dans leur intimité. »

Sabyl Ghoussoub

C’est très lumineux. Sur leur petit balcon, ils ont recréé les jardins respectifs de leur village. Il y a des tomates, de la menthe, du basilic, un petit citronnier, un olivier… C’est complètement surréaliste. L’appartement de mes parents, c’est une version libanaise de La Petite Maison dans la prairie. C’est très touchant. C’est comme si la guerre n’avait jamais eu lieu et qu’on se retrouvait dans leur village, où tout est beau, tout est vert, tout est solaire. Tous ces malheurs sont en eux, mais ils ne transparaissent pas dans leur lieu de vie.

Vos parents sont libanais et se sont installés à Paris après avoir fui la guerre. Vous ont-ils raconté leur histoire facilement ou avez-vous dû vous battre pour libérer cette parole ? 

Au début, c’était très difficile d’avoir accès à leur récit. J’ai eu du mal à poser cette première question : “Comment êtes-vous arrivés en France ?” Je suis retourné chez eux sept, huit, neuf fois avec mon micro dans la poche, persuadé que j’allais la leur poser, mais finalement, je ne le faisais pas. Je ne me sentais pas légitime, j’avais l’impression de violer quelque chose dans leur intimité. Je me disais que s’ils ne m’avaient rien raconté durant ces 33 premières années, c’est qu’il y avait une raison.

Cette raison, c’est le malheur d’un exil, de la guerre, c’est des regrets à vie, un mal-être qui se traîne, une culpabilité sans fin de vivre loin de sa famille qui est confrontée à ce conflit au quotidien… Mon père a dû abandonner ses rêves de jeunesse et de métier en arrivant en France. Donc oui, c’était compliqué. Mais à partir du moment où j’ai posé la première question, c’était fluide. Je crois qu’ils me faisaient confiance. 

J’avais déjà écrit des livres et réalisé des expositions, et ils ont senti que je ne venais pas les confronter et briser les silences volontaires. C’est plutôt le contraire. J’accueillais simplement leur parole. Quand ils ne voulaient pas aborder certains sujets, je respectais leur décision. Ça racontait d’une certaine manière quelque chose de la guerre, du point de vue de ma génération. Ce qu’on appelle “les petits-enfants de la guerre” sont confrontés à beaucoup à des silences, et je voulais qu’ils aient une place dans mon livre.

Quel impact a eu leur histoire sur votre vie et sur votre développement identitaire ?

Je ne me posais pas trop la question de mes origines quand j’étais plus jeune. J’ai grandi en France, mais je ne ressemblais pas à un Français, et je n’avais pas de nom français, donc on m’a rapidement fait comprendre que je ne l’étais pas. À l’école, on me disait des phrases comme “sale juif” ou “sale arabe”. C’était dur, et je répondais parfois par la violence physique. Quand tu es petit et que tu ne sais pas comment réagir, tu te retrouves à frapper quelqu’un dans un escalier, ou tu te mures dans le silence et tu encaisses ce qu’on t’envoie dans la figure.

La guerre entre Israël et le Liban en juillet 2006 a été un vrai déclic pour moi. J’avais 17 ans et je venais de passer mon bac. Je suis passé de jeune petit con qui a grandi à Paris et qui n’a conscience de rien, à un homme qui savait ce que voulait dire “être libanais”. Le fait de voir ce pays que je connaissais et dans lequel j’ai passé tous mes étés, entrer en guerre, a été un vrai choc. À partir de ce moment-là, j’ai mis des mots sur des histoires, sur des souffrances, sur des termes que j’entendais depuis que j’étais petit, mais qui ne m’évoquaient rien, comme Israël ou Palestine.

« Quand mes parents me racontaient leur histoire, on pouvait passer du rire aux larmes en l’espace de deux minutes. »

Sabyl Ghoussoub

Je me suis mis à lire beaucoup de choses à ce sujet – au début, c’était très politique. J’étais encore adolescent, et j’avais créé un skyblog avec un nom très naïf comme Stop War in Lebanon, sur lequel je partageais des articles. Petit à petit, j’ai commencé à m’intéresser aux récits sur la question de l’identité.

Ce sujet n’était pas dans l’air du temps comme aujourd’hui, donc il était surtout traité par de vieux intellectuels qui racontaient le conflit israélo-palestinien, ou ce que ça veut dire d’être arabe. J’avoue que je n’ai rien retenu de ces essais, mais ils m’ont fait beaucoup de bien à l’époque. Ça faisait écho à mon vécu et ça répondait à des questions que je me posais.

Votre livre est très solaire malgré son sujet. Comment se réapproprie-t-on une histoire aussi difficile pour en faire quelque chose de plus positif ?

C’est solaire parce qu’il y a un trop-plein de vie. Quand mes parents me racontaient leur histoire, on pouvait passer du rire aux larmes en l’espace de deux minutes. Je voulais retranscrire cette émotion dans mon livre.

J’ai vécu huit ou neuf ans au Liban et, même dans les pires moments, il y avait toujours la vie qui revenait. Il fallait faire comme si de rien n’était. Ça peut être une grave erreur, mais il y a un instinct de survie. Je ne fais pas partie de ces écrivains maudits qui vous diront que tout est horrible. Oui, tout est horrible et la vie est merdique. Mais on crée des romans comme celui-ci pour essayer de la rendre plus passionnante et lumineuse.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste