Critique

Drag de Johann Zarca : tomber les masques

18 mai 2023
Par Marine Durand
Johann Zarca a publié “Drag”.
Johann Zarca a publié “Drag”. ©JF Paga

Usant de l’argot ciselé dont il a fait sa marque de fabrique, le romancier Johann Zarca raconte dans Drag la double vie d’un gamin de cité qui trouve dans le transformisme une échappatoire à son quotidien sous tension.

Dixième livre, déjà, pour Johann Zarca, dont la productivité ces dernières années à de quoi susciter l’admiration. Dix romans qui dessinent une carrière dédiée à l’exploration des marges, depuis Le Boss de Boulogne (2014), sur le destin du dealer des vagabonds du Bois de Boulogne, jusqu’au très remarqué Chems (2021), contant l’addiction d’un trentenaire au chemsex (paru aux éditions Goutte d’or dont il est cofondateur).

Un an pile après La Nuit des hyènes, basé sur un fait divers terrible – l’agression puis la mort d’un·e travailleur·euse du sexe travesti·e –, il n’est pas étonnant de retrouver l’écrivain de 37 ans dans l’un de ces milieux interlopes qu’il aime chroniquer. Mais on découvre dans Drag une facette plus « paillettes » du Paris underground dépeint à longueur de livres, et qui tend aujourd’hui à entrer dans la lumière : le monde des drag-queens et kings.

Un personnage, deux voix

Face A, voilà Reine Nita, « la plus ravissante des reines, celle qui réchauffe les cœurs et apaise les peines ». Un oiseau de nuit à la personnalité joueuse et au maquillage délicieusement outrancier, une drag qui officie en solo dans les clubs branchés de la capitale, depuis la mort un an plus tôt de son mentor, sa « sœur », Freddy, aka Reine Golda. Mais quand le jour pointe et que les noctambules cèdent la place dans les rues de Paris aux « honnêtes travailleurs », Reine Nita s’efface pour redevenir Tony, petit banlieusard de Noisy-le-Grand qui végète au domicile de son beau-père, aspirant acteur, « crâne rasé, sweat à capuche », qui se rêve une vie loin de la cité en enchaînant les bédos. 

Couverture de Drag de Johann Zarca. ©Grasset

Un chapitre pour Nita, un chapitre pour Tony. En alternant les points de vue de ces deux personnages qui n’en font qu’un, Johann Zarca fait progresser son récit à la première personne, offrant à chacun son propre registre, ses tics de langage. Une langue vive, rappeuse, truffée de verlan et d’argot de la rue pour le « petit babtou » qui fait « des doigts à la caméra » dans les clips de ses « soces », cantonné aux rôles de « scarlas ou de mec des cités, mais tout est bon à prendre pour démarrer dans le bizgo ».

En face, un verbe haut et malicieux pour la « queen » aux 60 000 abonnés sur Instagram. La diva qui surjoue l’aristocrate décalée sur talons plateformes, prompte à s’indigner du comportement de « goujat » de ses congénères, réclamant du champagne à toute heure.

Une tension en filigrane

Le tucking (le fait de camoufler ses organes génitaux masculins), le padding (se créer des courbes avec du rembourrage), l’univers des ballrooms, des houses et du lip sync (playback)… On se glisse avec délectation dans les coulisses de l’univers drag, démocratisé par RuPaul et sa célèbre Drag Race, auquel l’auteur n’oublie pas de rendre un hommage appuyé, le tout dans un décor parisien familier (le Baron, le Carmen, le Silencio, Aya Nakamura et Nicolas Bedos).

« La plus ravissante des reines, celle qui réchauffe les cœurs et apaise les peines. »

Johann Zarca
Drag

Primer, poudrage, paillettes, perruque… Chaque transformation de Tony en Nita fait apparaître les subtilités d’un hobby élevé au rang de performance. Mais en distillant une tension en filigrane, l’auteur de Paname Underground, lauréat du Prix de Flore 2017, hameçonne le lecteur. Il y a ce casting qui se profile, unique porte de sortie pour Tony/Nita, dont on ne connaîtra l’issue qu’aux trois quarts du roman.

Et il y a les réseaux, qui gardent tout en mémoire. Si à Paris, Nita est la reine de la nuit, au quartier elle avance masquée. Et rapidement, l’affaire est entendue : il ne s’agit pas de savoir si Tony va se faire griller, mais quand. Et quelles en seront les conséquences.

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Zarca prend son temps pour nous conter les origines de Reine Nita, sa naissance dans un bar de la rue Vieille-du-Temple, et l’on pourrait trouver le basculement trop rapide, le passage du dégoût à la passion étonnement précipité. Mais, en déroulant la quête d’identité de son protagoniste, engoncé dans sa panoplie de « bonhomme », conscient que le travestissement ne peut remplacer le quotidien, l’auteur raconte avec talent tous ces habits que l’on enfile pour tenter de trouver sa place en société. Pour un écrivain de l’underground, voilà un message pour le moins universel.

Drag, de Johann Zarca, Grasset, 2023, 216 p., 20 €.

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