À l’occasion du lancement de la collection « Fauteuse de trouble » chez Julliard, dirigée par Vanessa Springora, Ovidie répond à nos questions sur son livre La Chair est triste hélas, qui engage cette initiative.
Le mouvement #Metoo, qui a connu son apogée en 2017 à la suite de l’affaire Weinstein, a eu des conséquences éditoriales concrètes : ces dernières années, les essais et collections féministes s’épanouissent. Ont ainsi fait date la création du label « Zones » par les éditions La Découverte, et les livres de Mona Chollet Sorcières et Réinventer l’amour, puis, en 2021, d’autres collections spécifiques, comme « Les Insolentes » chez Hachette, « Points féministe » chez Point, et bien d’autres. S’inscrit dans cet élan, que l’on sait maintenant durable, la nouvelle collection de l’éditeur Julliard, pilotée par Vanessa Springora, qui se propose d’étudier l’amour à travers le prisme de la sexualité : « Fauteuse de trouble ».
La collection démarre avec La Chair est triste hélas (Julliard). Le texte de l’autrice, actrice, réalisatrice de fictions et documentaires Ovidie est dur et réflexif, mais ne se pose pas en modèle de pensée. L’introduction insiste au contraire sur la dimension personnelle, quasi cathartique du livre pour son autrice. Une œuvre qui ne serait donc presque pas adressée à un public, une œuvre comme un journal, un journal en feu, un cri intelligible de révolte, sans autre but que celui d’exposer, de témoigner de ce que suppose vivre sa sexualité lorsqu’on est une femme, et ce qu’implique socialement de la rejeter.
Vous dites ne pas proposer dans ce livre de modèle de pensée, mais, par le choc qu’il produit, en nous forçant à interroger nos expériences, à les aborder avec une lucidité nouvelle, à admettre enfin que nous acceptons encore l’inacceptable, le livre n’appelle-t-il pas à une prise de conscience ?
Le livre n’appelle à rien et n’en a pas la prétention, ni même la fonction. Je n’encourage personne à suivre le même chemin que moi, encore moins à faire la grève du sexe. Je n’ai de leçons à donner à personne. Ce texte est comme un sac qu’on vide à un instant T de sa vie, un texte écrit en un seul souffle, quasiment en écriture automatique. Je dis dans l’avant-propos qu’il est une colère qu’on regrette où les mots dépassent la pensée. C’est vraiment ça. D’habitude, je prends toujours soin de bien peser chaque mot. Je suis quelqu’un de très calme, je ne hausse jamais le ton, je ne m’énerve que très rarement. Là, c’est comme si j’avais tout vomi d’un coup, dans l’espoir d’un apaisement.
Cela étant dit, j’ai bien conscience que mon expérience intime n’est pas isolée, qu’elle résonne, et que n’importe quelle lectrice hétérosexuelle pourra s’y retrouver ne serait-ce que par bribes. Concernant plus spécifiquement l’absence de sexe, je me suis rendue compte que le sujet concernait énormément de monde. Il y a deux ans, j’ai créé avec Tancrède Ramonet la série Vivre sans sexualité pour France Culture et, très rapidement, nous avons explosé tous les scores d’audience avec plus d’un million d’écoutes. Nous avons reçu des centaines de mails de gens qui, comme nous, ne baisaient pas ou plus. La pause de quatre ans dont je parle dans le livre n’a finalement rien d’extraordinaire.
Peut-on dire qu’il est une diatribe contre l’hétérosexualité ? Que répondriez-vous à des lecteurs qui le définiraient même comme misandre, comme une attaque contre les hommes ?
Je n’ai rien contre les hommes, je ne veux juste plus jamais coucher avec eux. Par ailleurs, il n’y a pas d’attaque ad hominem dans ce livre, je ne règle mes comptes avec personne. Je n’ai rien contre les individus.
« Je considère que seules les relations platoniques permettent des échanges sincères et sans ambiguïté. »
Ovidie
Ce que je rejette aujourd’hui dans ma vie est l’hétérosexualité en tant que système qui régit nos existences et nos interactions sociales. Je pense que les hommes ont également intérêt à se sortir de ce système qui valorise la masculinité toxique, qui les encourage à jouer les gros bras et les bites dures.
D’ailleurs, n’y a-t-il pas dans le livre une ode à l’amour des hommes, à un amour qui serait désintéressé ? On entend par exemple ce chant d’affection page 82.
Alors non je ne les déteste pas, j’aime mon père, j’aime mon frère, j’aime mes amis masculins. J’aime les hommes avec qui je crée, avec qui je peux partager des projets artistiques, ceux avec qui je réalise des films, qui m’aident à penser ma narration ou ma composition de l’image. Je les aime, car j’ai l’impression de faire un enfant avec eux dans une sorte d’immaculée conception. J’aime les hommes qui ne planifient pas de me sauter, je considère que seules les relations platoniques permettent des échanges sincères et sans ambiguïté.
« Je crois en une culture de l’amour où on ne dirait plus aux jeunes filles qu’elles devraient se trouver un bon parti, où les héroïnes de Chick Litt et autres 50 nuances de Grey ne se taperaient plus des milliardaires à grosses montres. »
Ovidie
Je crois profondément à l’amitié avec eux, au partage et à la création. Je crois aux relations qui ne sont pas pourries par des enjeux de séduction. Il y a des hommes dans mon entourage que j’aime d’un amour infini, d’un amour de longue date qui n’a rien de sexuel et qui échappe à toute attirance physique. Je crois en cet amour inconditionnel, au soutien lors de moments difficiles.
Je crois aux relations qui ne reposent pas sur de basses transactions économico-affectives. Je crois en une culture de l’amour où on ne dirait plus aux jeunes filles qu’elles devraient se trouver un bon parti, où les héroïnes de Chick Litt et autres 50 nuances de Grey ne se taperaient plus des milliardaires à grosses montres. Où les femmes ne seraient plus des trophées, où Di Caprio et Cassel arrêteraient de parader avec des femmes de la moitié de leur âge. Je crois en des relations qui ne reposent pas sur de basses transactions. Vraiment, on a tous et toutes intérêt à se sortir de ces représentations.
Ne vous attaquez-vous pas aussi aux femmes, qui perpétuent elles-mêmes le système, notamment à travers une vision masculine et hétéronormée de leur propre sexualité ?
Je m’attaque surtout à notre servitude volontaire, au piège que nous nous tendons à nous-mêmes, aux schémas dont nous ne parvenons pas à nous libérer. Pour ma part, j’ai beau être féministe, comprendre tous les mécanismes de domination, rejeter l’hétéronormativité, savoir d’où proviennent toutes ces injonctions faites aux femmes… Je ne suis pas en capacité moi-même de me sortir de ce bourbier. Ce n’est pas parce qu’on connait la source de notre aliénation que nous pouvons nous en libérer en un claquement de doigts. C’est la raison pour laquelle j’ai pour ma part décidé de me mettre momentanément en pause. Se mettre en pause, cela ne se limite pas à l’arrêt des rapports. C’est aussi se libérer des diktats, normes et injonctions du quotidien.
Depuis Foucault, on s’interroge sur les enjeux de la mise en discours du sexe, soumise à un mécanisme d’incitation croissante. Vous semblez aller plus loin encore dans la défiance vis-à-vis des discours produits par la société, en affirmant que, sans eux, non seulement la sexualité pourrait être autre, mais aussi qu’elle n’occuperait pas tant de place dans la vie des gens ?
Vous dites “dans la vie des gens”, j’ai envie de préciser “dans la vie des femmes”. Car ce qui prend de la place dans notre vie, c’est toute cette énergie dépensée pour être séduisante, pour faire couple et faire tenir ce couple, pour continuer à être cotée à l’argus, pour entretenir le désir, pour se perfectionner en devenant une véritable technicienne du sexe. Finalement, la question du désir compte peu. Ce qui compte, c’est d’être validée par le regard masculin. Combien de femmes deviennent ivres de douleur à partir du moment où les hommes ne les regardent plus, où, comme le dit Yann Moix, elles deviennent “invisibles” ?
« Voilà qui leur semblerait au-delà du réel, l’idée que l’on puisse plus facilement atteindre l’orgasme en regardant un mur blanc ou un radiateur qu’en observant ce spectacle de désolation entre nos jambes quand ils s’obstinent à nous lécher sans jamais réussir à trouver notre clitoris. »
OvidieLa Chair est triste hélas
Pour ma part, j’ai décidé de me tirer de là à un âge où je suis encore baisable et d’exploiter au maximum cet espace de ma vie qui s’offre à moi. Concrètement, cela fait désormais un peu plus de quatre ans que je suis en grève. Résultat ? Je n’ai jamais été aussi productive. Ces quatre dernières années j’ai soutenu ma thèse, obtenu ma qualification au grade de Maîtresse de conférence, réalisé une série fiction pour Canal + (Des gens bien ordinaires), un documentaire pour France 2 (Le Procès du 36), deux saisons de la série animée Libres ! pour Arte, trois séries radiophoniques pour France Culture, une série de podcasts pour Binge, publié trois livres, plein d’articles et textes collectifs, le tout en faisant cours à la fac de Limoges et en ayant une famille à charge. Arrêter la sexualité et tout ce qui va avec, ça laisse énormément de place !
C’est aussi un livre plein d’humour, de phrases piquantes, avec un détachement parfois étonnant. Certaines formules peuvent, par leur audace, déclencher des rires francs, des rires scandalisés. Quelle est la part de provocation et de sincérité dans cet humour ?
Merci, cela me fait plaisir que vous releviez cette dimension comique par endroits. Lorsque le livre a commencé à circuler, plusieurs critiques m’ont avoué qu’elles en avaient lu des extraits à haute voix à leurs collègues dans les bureaux et qu’elles y avaient trouvé une forme de jubilation. Bien sûr que ça fait rire ! C’est tellement sans filtre, tellement poussé à l’extrême que c’en est drôle. Même moi j’avoue que j’ai ri en l’écrivant. La première fois que j’ai lu le SCUM Manifesto (Mille et Une Nuits) de Valerie Solanas, je me souviens avoir éclaté de rire toutes les deux ou trois pages. J’espère que les lectrices retrouveront cette même forme de jubilation en lisant mon texte.
Le second livre de la collection « Fauteuse de trouble », Odile l’été d’Emma Beckers, sortira quant à lui le 6 avril. D’un tout autre genre et d’un tout autre ton, il s’apparente à un roman d’amour entre deux femmes, amies depuis l’enfance. S’il semble au premier abord hors du masculin, le livre réfléchit lui aussi aux discours sur la sexualité, aux représentations et rapports de domination : les adolescentes, lorsqu’elles explorent leur sexualité ensemble, le font à travers la reproduction concrète, et parfois grotesque, de situations hétéronormées, entre puissance et soumission.
La Chair est triste hélas , d’Ovidie, coll. « Fauteuse de trouble », Julliard, 2023, 160 p., 18 €.
Odile l’été, d’Emma Becker, coll. « Fauteuse de trouble », Julliard, 2023, 224 p., 20 €.