Décryptage

La littérature argentine à la conquête du monde

15 février 2023
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La littérature argentine à la conquête du monde
©Thares2020

Après avoir remporté la Coupe du monde de football il y a quelques semaines, l’Argentine semble bien décidée à régner aussi sur le monde littéraire.

¿ Habla espanol ? Après des années plus discrètes dans les étals des librairies et dans les listes de prix, la littérature hispanophone est depuis quelques mois de retour au premier plan. Si le roman espagnol, incarné par des auteurs à succès comme Fernando Aramburu, Javier Cercas ou encore Manuel Vilas se porte bien, le roman sud-américain, lui, est en pleine révolution. Une nouvelle génération d’auteurs et surtout d’autrices donne à ce continent majeur de la littérature mondiale un nouveau souffle. Fernanda Melchor au Mexique, Lorena Salazar en Colombie ou encore Fernanda Trias en Uruguay, les dernières rentrées ont ainsi eu leur lot de surprises. Mais, cet hiver, c’est l’Argentine qui s’impose sur le devant de la scène.

La papesse de l’horreur : Mariana Enríquez

Marianna Enríquez.©Jorge Gil pour El Periodico

Il y a deux ans à peine, on découvrait Mariana Enríquez grâce à un livre terrifiant. Avec sa couverture ornée de l’Ange déchu de Cabanel, Notre part de nuit avait sur tout lecteur qui s’en approchait un magnétisme maléfique. La noirceur d’un Cormac McCarthy, l’épouvante d’un Stephen King et la poésie gothique d’un Bram Stoker, tout ça mélangé dans un roman démoniaque où réalité et fiction se confondent. Dans une Argentine soumise à la dictature des généraux, elle racontait le plan machiavélique de L’Ordre, une société secrète qui mettait la main sur tous les médiums pour percer le secret de la vie éternelle. Elle racontait surtout le combat de Juan, un des leurs, qui décidait soudainement de fuir afin d’éviter que son fils, doté de pouvoirs supérieurs à la moyenne, ne serve d’arme dans cette quête malveillante.

Après ce bijou d’imaginaire, cette déflagration romanesque qui nous avait fait tomber à la renverse, le retour de la nouvelle papesse de l’horreur était plus qu’attendu. Avec Les Dangers de fumer au lit, Marianna Enriquez prend le lecteur à contrepied. Bien loin du roman fleuve de 750 pages, elle s’essaie cette fois à la nouvelle, un format qui convient particulièrement aux récits horrifiques et qui rappelle les œuvres ensorcelantes d’Edgar Allan Poe. Dans ces récits courts, sordides et vénéneux, elle continue à semer le trouble entre le réel et l’imaginaire. Elle invente des mondes terrifiants, mais convoque en miroir les douleurs de son pays et crie son amour aux miséreux d’une Argentine désenchantée. Des adolescents détraqués, des groupies cannibales, des fantômes qui reviennent nous hanter, des femmes ensorcelées : on croise toutes les incarnations du mal dans ces terrifiantes histoires qu’il faut absolument dévorer dans le noir.

©Éditions du sous-sol

Les Dangers de fumer au lit, de Mariana Enríquez, Éditions du sous-sol, 2023, 240 p., 21 €.

L’érudit joyeux : Rodrigo Fresán

Rodrigo Fresán.©Jean-Christophe Marmara/Le Figaro

Après dix ans d’écriture et deux mille pages riches, denses, exigeantes, comme l’est toujours son œuvre, le grand romancier argentin Rodrigo Fresán avait besoin de se recentrer. Son triptyque monumental, composé de La Partie inventée (Seuil, 2017), La Partie rêvée (Seuil, 2019) et La Partie remémorée (pas encore traduit en France), nous entraînait dans une plongée vertigineuse dans les rouages de l’imagination, au cœur de nos rêves enfouis et dans les coulisses de la création. Dans ces livres très personnels, truffés de clins d’œil et d’autodérision, il racontait sa condition d’écrivain et croisait dans sa quête intime des légendes de la littérature comme Emily Brontë, Vladimir Nabokov, Marcel Proust, Philipp Roth et même Bob Dylan.

Dans Melvill, il place au centre de son récit la question de la relation filiale et fait d’un épisode particulier le point de départ de l’éveil aux mots du monstre sacré des lettres américaine. Au retour d’un voyage à Manhattan, le 10 décembre 1831, Allan Melvill traverse à pied le fleuve Hudson gelé pour rentrer dans sa maison d’Albany. Transi de froid, rongé par la fièvre, condamné, il va raconter à son fils, dans un ultime délire qui durera plusieurs semaines, des bribes de sa vie et les visions qui le traversent. Penché à son chevet, un papier et un crayon à la main, Herman Melvill (le e sera ajouté au nom de famille un peu plus tard), 12 ans, connaît sa première expérience d’écrivain. À partir de là, on embarque dans un voyage fantasmé à travers l’existence d’un homme chahuté et on explore les racines de son œuvre fulgurante (dix romans en seulement 11 ans de carrière). Son mentor Nathanael Hawthorne, le Frankenstein de Mary Shelley, même le chanteur Moby, descendant de Melville, qui doit son surnom à la baleine mythique : Rodrigo Fresán convoque une étonnante galerie de personnages et nous régale avec ses détours savoureux sur les sentiers de la littérature.

Avec en toile de fond une époque à part dans l’histoire américaine, un siècle fondateur qui posera les bases d’un modèle de société, il rend un hommage appuyé à un romancier incompris, qu’on a longtemps considéré comme un dangereux personnage et qui, comme tant d’autres, n’a connu la gloire et la reconnaissance que des années après sa mort.

©Seuil

Melvill, de Rodrigo Fresán, Seuil, 2023, 352 p., 23 €.

Le conteur des grands espaces : Eduardo Fernando Varela

Eduardo Fernando Varela.©YouTube/Librairie Mollat

Il avait fallu attendre 60 ans pour qu’Eduardo Fernando Varela, scénariste pour le cinéma et la télévision, installé entre Buenos Aires et Venise, se décide enfin à se jeter à corps perdu dans l’aventure littéraire. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’attente en valait la peine tant son premier roman nous avait ébloui. Patagonie 203 racontait, dans les terres sauvages de Patagonie, à l’extrême sud du continent américain, le road trip d’un routier au passé douteux, mi-saxophoniste mi-contrebandier, qui tombait éperdument amoureux d’une foraine imprévisible et décidait de la poursuivre jusqu’au au bout du monde. Finaliste du Prix Femina en 2020, ce livre étourdissant consacrait la naissance d’une plume puissante qui s’emparait des grands espaces pour en faire les lieux d’une errance magique, le terreau d’une folie humaine à la fois inquiétante et burlesque, comme une farce tragicomique façon frères Coen.

Avec Roca Pelada, Eduardo Fernando Varela imagine une fable philosophique et politique envoûtante, un petit théâtre de l’absurde hilarant, porté par des dialogues savoureux et influencé par Jarry, Ionesco et Le Désert des Tartares de Buzzati. Il pointe les affres de la condition humaine et l’aberration des guerres de frontière. Et la phrase de Frida Kahlo en exergue du livre de résonner longtemps en nous : « Ne fais pas attention à moi, je suis d’une autre planète, je vois toujours des horizons où tu dessines des frontières. »

©Métailié

Roca Pelada, d’Eduardo Fernando Varela, Métailié, 2023, 352 p., 22,50 €.

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