Venu des effets spéciaux, Doug Chiang s’est accompli en tant que directeur artistique. Ses robots et vaisseaux aux courbes organiques ont convaincu George Lucas de lui donner les clés de la prélogie Star Wars en 1999. Depuis, il est devenu l’artiste en chef de tout cet univers. Doug Chiang était à Paris à l’occasion du PIDS Enghien, la plus grande manifestation française autour des effets visuels. L’occasion était trop belle !
Commençons par une question d’actualité. Quelle est votre position sur l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le processus créatif ?
C’est une nouveauté particulièrement fascinante. Je mentirais si je ne disais pas que c’est un peu terrifiant aussi, car c’est un territoire inexploré. Je le vois comme un nouvel outil, c’est de cette façon qu’il faut l’aborder. De toute façon, impossible d’y échapper ! L’intelligence artificielle est bel et bien là. Pour autant, je ne vois pas ces nouveaux procédés comme de l’art, car pour moi l’art est indissociable du composant humain. L’artiste ne réalise pas uniquement une œuvre basée sur l’esthétisme. Une œuvre, son impulsion, découle aussi d’un processus intellectuel.
Utilisez-vous ces outils ?
Personnellement, je les ai découverts l’année dernière. Je dirais que je joue avec plus que je ne les utilise. Car, pour l’instant, 90 % de ce qui sort de ma production d’images avec une I.A. est à mettre à la poubelle. La plupart du temps, ça n’a aucun sens ! Mais une toute petite partie de ces images m’apportent un regard nouveau sur certains éléments. L’absence de logique humaine leur fait prendre des directions surprenantes. Alors parfois, oui, je me retrouve devant des images qui ouvre mon imaginaire à des solutions inédites. Je peux, dans quelques cas, m’en servir de base pour mes créations. Pour le moment, ce ne sont pas des outils de créations, mais plutôt des voies d’expérimentation et de recherche. Il est un peu stérile de prendre ces images de manière brute et d’y accoler une étiquette d’œuvre d’art.
Comprenez-vous les artistes qui en ont peur ?
Oui, tout à fait. Il y a un an, quand je testais ces logiciels, tout était absolument abominable. Les progrès réalisés sur la qualité des images délivrées sont sidérants. Je suis conscient que ces I.A. apprennent en copiant les styles des artistes qu’elles trouvent sur Internet. Cela soulève de nombreuses questions sur des sujets délicats. J’éprouve un certains malaise à me dire qu’un logiciel emprunte et copie en un clin d’œil un savoir-faire qu’un artiste à mis une vie à développer et à maîtriser. On peut toujours me rétorquer que moi-même, en tant qu’artiste, j’intègre et assimile également le travail de mes prédécesseurs pour créer mon propre style. Quelle est la frontière entre un humain qui s’imprègne d’œuvres et une I.A. qui les ingurgite ? Cela pose d’ores et déjà beaucoup de questions.
Vous avez commencé votre carrière comme spécialiste des effets visuels. Pourquoi avoir bifurqué vers la direction artistique ?
J’ai toujours été obsédé par la création à l’état pur, la fabrication d’univers. Il n’y a que l’art qui puisse rassasier cet appétit. J’aime faire des films, mais c’est un art collaboratif, tout comme les effets visuels. Je suis un solitaire, j’aime créer seul, me fabriquer mes propres mondes et y projeter mes personnages. La voie de la direction artistique pour le cinéma s’est donc imposée.
J’ai découvert l’art à travers les effets spéciaux en voyant le tout premier Star Wars. Je me suis intéressé à sa fabrication, car je voulais également faire des films. Je me suis rapproché de cet univers et des personnes qui faisaient les maquettes, les peintures sur verre [matt-painting, ndlr], les décors… Je me suis plongé dans les magazines et les livres qui parlaient de tout cela afin de tout apprendre. Par la force des choses, je suis devenu technicien des effets visuels pour Hollywood.
Au fil des années, la frustration m’a envahi. Les effets spéciaux sont un travail de post-production. Tout le travail de création se fait bien en amont, des mois, voir des années avant les phases de prises de vue et de post-production. Mon désir était là ! Je voulais être à la l’origine de ces mondes et non pas en être un manutentionnaire. Je me suis donc replongé dans un autre domaine, celui de la direction artistique. J’ai passé des années à améliorer, peaufiner mes techniques de dessin et de peintures. Quand George Lucas m’a proposé la direction artistique de la “prélogie” Star Wars à la fin des années 1990, cela a été un accomplissement pour moi ! J’avais enfin la possibilité d’être à l’origine d’un monde, d’initier et d’accompagner du début à la fin le processus créatif.
L’une des forces artistiques de Star Wars est son monde atemporel. Comment peut-on créer un design hors du temps ?
C’est une question fondamentale pour nos métiers ! Ce que George Lucas m’a indiqué dès mon arrivée, c’est que Star Wars n’était pas un film de science-fiction, mais un documentaire. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il ne faut pas inventer des éléments pour ce monde, mais prendre des éléments de notre monde et les adapter. C’est la marque de fabrique de la saga depuis le début. Tout est pensé comme si cet univers lointain faisait partie de notre réalité quotidienne. C’est un des secret pour réaliser ces designs : il ne faut pas partir uniquement de son imagination, le résultat serait bien trop personnel. L’école Star Wars, c’est inventer le futur en regardant le passé. Une vraie révélation pour moi, qui m’a obligé à étudier l’histoire, l’architecture et les cultures du monde entier. Toutes ces connaissances doivent être transposées afin qu’elles soient reconnaissables dans une universalité, tout en y apportant une touche novatrice. Une belle et bonne direction artistique est celle que l’on a jamais encore vue auparavant, mais dans laquelle on peut déceler un ensemble de lignages culturels humains.
Outre George Lucas, vous êtes également un grand collaborateur du réalisateur Robert Zemeckis (Retour vers le futur, Forrest Gump, Contact, Pinocchio…). Qu’est-ce qui rapproche ces deux créateurs ?
Ce sont tous les deux de grands réalisateurs, des visionnaires. Ils aiment toujours repousser les frontières de la mise en scène. L’obsession de George Lucas est d’enlever les obstacles techniques à une création libre. C’est pour cela qu’il a été à la pointe dans le domaine du montage, des effets spéciaux, des caméras numériques… Pour lui, les outils techniques ne sont jamais assez adaptés aux artistes. Il en découle une certaine frustration une fois le processus créatif achevé.
Zemeckis a un état d’esprit similaire, mais ses expérimentations technologiques lui sont imposées par la diversité de styles, de genres et de thèmes qu’il explore dans ses projets. Lorsqu’il fait Roger Rabbit, il adapte et réinvente les technologies de l’animation traditionnelle pour les intégrer à des prises de vue réelles. J’ai énormément travaillé dans son studio de Performance Capture, technologie dérivée du Motion Capture (capture de mouvement) qu’il a mise au point pour réaliser Pôle Express ou encore Beowulf. À l’origine de toute cette infrastructure technologique se trouve la frustration de Robert Zemeckis de voir son processus créatif limité par des questions d’argent et des limitations techniques. L’objectif, réussi, était de s’affranchir de ces contraintes pour donner une plus grande liberté aux acteurs, leur permettre de se concentrer totalement sur le jeu et les émotions. Les réalisateurs frustrés de ne pas par pouvoir retranscrire leur vision comme ils le souhaitent sont nombreux ! George et Robert se sont donnés les moyens de dépasser cette frustration.
Et vous, en tant qu’artiste, n’êtes-vous pas parfois frustré par retranscription de vos créations à l’écran ?
C’est un travail en plusieurs étapes. Au début, il s’agit de servir l’univers du réalisateur. Il n’y a aucune limite. Une fois le design approuvé, il s’agit de confronter cette création aux contraintes budgétaires et temporelles. L’objectif étant bien sûr de faire le moins de compromis possible sur la vision artistique d’origine, tout en gardant les pieds sur terre. Paradoxalement, les compromis sont d’autant plus faciles à faire si la première phase est aboutie. Un design imaginé sans limites, sans contrainte, permet de ne garder que l’essentiel plus facilement. Le chemin inverse brouille la frontière entre l’essentiel et le superflu, et cela peut alors se révéler très problématique.
Vous sentez vous un peu coincé dans Stars Wars ?
Pas du tout, car c’est un univers tellement vaste… sauf si on reste tout le temps sur Tatoïne !
C’est un peu le cas, non ?
[Rires] Oui, c’est vrai ! Mais la tendance est vraiment d’explorer le plus de planètes possible. Ce sont autant de mondes et de cultures à inventer. De nouveaux réalisateurs et showrunners ont rejoint la famille Star Wars. Ils arrivent avec de nouvelles envies et de nouvelles directions à explorer. À l’heure actuelle, il est impossible de s’ennuyer quand on travaille sur l’univers de Star Wars !
Quelques références pour aller plus loin avec Doug Chiang
À lire aussi
Remerciements : PIDS Enghien (le festival des effets spéciaux).