[Rentrée littéraire] À chaque rentrée, ses têtes d’affiches, ses grands noms qui font résonner haut la littérature. Tour d’horizon des romanciers et romancières les plus attendus du mois de janvier.
1 Daniel Pennac, terminus, tout le monde descend
Toutes les bonnes choses ont une fin, même les sagas cultes de nos grands écrivains. En 1995, déjà, Daniel Pennac nous avait joué le coup des adieux avec Monsieur Malaussène, un quatrième tome génial et crépusculaire. Mais il aura finalement fallu attendre presque 30 ans et quatre autres romans pour que se terminent les folles aventures de Benjamin Malaussène, héros inoubliable qu’on pourrait aisément compter parmi le plus grand souffre-douleur de notre panthéon littéraire, celui qui a fait profession de la malchance du bouc émissaire.
Commencée en 1985 avec le truculent Au bonheur des ogres, dévorée par près de six millions de lecteurs en France et traduite partout dans le monde, cette série restera comme l’une des œuvres emblématiques du roman français contemporain. Avec ce style unique qui nous rappelle Queneau et Gary, cette langue qui vit et bondit, remplie de mots valise, d’argot coloré et de drôles de métaphores, Daniel Pennac est un écrivain sans âge qui plaît autant aux grands enfants qu’aux enfants qui veulent jouer aux grands. Depuis le succès colossal de La Fée carabine en 1987 – qui a eu le mérite de sortir les Malaussène du placard de la Série Noire où les avaient rangés des éditeurs désarçonnés par cet étonnant objet littéraire, mélangeant saga familiale et intrigue policière –, chaque apparition des personnages déchaîne les passions.
Dans Terminus Malaussène, second volet d’un dyptique (Le Cas Malaussène) entamé en 2017 avec Ils m’ont menti, Daniel Pennac laisse peu à peu filer, dans les rues d’un Belleville qui a toujours fait partie intégrante de son œuvre, le patriarche Benjamin Malaussène pour laisser la place à la jeune génération. Il met surtout en scène le terrible Pépère, double négatif de notre héros adoré et symbole du mal incarné. Inventif, drôle, émouvant, porté par une imagination qui paraît inépuisable, le romancier malicieux, caché derrière ses petites lunettes, semble faire ses adieux à son compagnon de toujours, mais nous promet bien d’autres aventures, avec toujours le jeu et le plaisir comme maîtres mots de son écriture.
Terminus Malaussène, de Daniel Pennac, Gallimard, 448 p., 23 €.
2 Pierre Lemaitre ou l’art du feuilleton
Pierre Lemaitre a décidemment un étonnant destin d’écrivain. Lui, l’amoureux du roman noir, l’ancien polardeux, est devenu depuis le succès de La Trilogie du désastre, initiée en 2013 avec Au revoir là-haut (Prix Goncourt la même année), le nouveau roi d’un roman feuilleton classique hérité du XIXe, le chantre d’une littérature riche, ambitieuse, démesurée, qui entend marcher dans les pas de nos glorieux aînés, de Balzac à Zola en passant par Dumas. Cette première trilogie, conclue en 2020 par Miroir de nos peines, nous plongeait au cœur de l’entre-deux-guerres et racontait la France des gueules cassées, du monde des affaires, de l’écrasant patriarcat, de la montée des totalitarismes et de la Ligne Maginot. Une somme romanesque éblouissante, qui passionnait autant par la justesse de sa reconstitution que par la beauté de ses personnages.
Sa nouvelle trilogie, intitulée Les Années glorieuses et entamée l’année dernière avec Le Grand Monde, entend quant à elle retracer l’histoire de la famille Pelletier tout au long de cette formidable épopée française que furent les Trente glorieuses. Le premier tome faisait les présentations avec cette riche lignée d’industriels français installée à Beyrouth et racontait en 1948 l’inévitable éclatement du cocon familial sous l’impulsion des quatre enfants, Jean, François, Hélène et Étienne, désireux d’écrire leur histoire loin du Levant. Pris à Paris dans les remous de l’immédiat après-guerre ou en Indochine dans les premières braises de la décolonisation, ces derniers étaient happés par le tourbillon de la Grande Histoire.
Dans ce second volet, Pierre Lemaitre délaisse pour un temps la destinée du monde et bâtit un puissant roman social qui explore les années 1950, une décennie à part, coincée entre modernité galopante et archaïsmes persistants. L’avènement de la consommation de masse et d’un nouveau type d’industrialisation, le second âge d’or de la presse, la naissance du féminisme et la question de l’avortement : à travers la course aux honneurs de la famille Pelletier, toutes les strates de la société française sont auscultées. Toujours passionnant, parfois même haletant, souvent drôle, Le Silence et la Colère est un morceau de bravoure romanesque qui laisse augurer une conclusion grandiose.
Le Silence et la Colère, de Pierre Lemaitre, Calmann-Levy, 592 p., 23 €.
3 Marie-Hélène Lafon, aux sources du mal
Deux ans après Histoire du Fils, prix Renaudot majestueux qui venait enfin couronner l’œuvre poétique, enivrante et sensible de Marie-Hélène Lafon, la romancière nous emmène à nouveau sur ses terres du Cantal et bâtit un huis-clos rural étouffant, qui raconte en trois instantanés, saisis à trois époques différentes, le déchirement brutal d’un couple et d’une famille plombée par la violence du père.
En 1967, la narratrice a 30 ans à peine et déjà trois enfants. Son corps est meurtri, autant par les césariennes à répétition que par le dur labeur de la ferme. Il est surtout marqué au fer rouge par les coups qui pleuvent et la peur qui ronge chaque nuit les moindres pores de sa peau. Comment rompre avec nos racines, nos sources ? Comment dévier le cours de nos vies ? En 1974, la narratrice devient une troisième personne lointaine et on pénètre dans la psyché de l’ancien tortionnaire, non pas pour l’excuser, mais pour comprendre les démons qui le rongent. Qu’est-ce qui pousse un homme à la violence ? En 2021 enfin, leur fille, Claire, est de retour sur les terres de son enfance pour vendre la ferme familiale, mais surtout pour solder les comptes avec un passé douloureux. Comment exorciser les fantômes qui viennent nous hanter ?
En seulement 120 pages d’un texte habité, parfois insoutenable, mais toujours d’une rare beauté, Marie-Hélène Lafon explore la question de l’emprise et raconte ces lieux et ces êtres qu’on a quittés mais qui continuent encore et toujours à nous habiter.
Les Sources, de Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, 128 p., 16,50 €.
4 Philippe Claudel, retiens la nuit
Pour notre plus grand plaisir, Philippe Claudel renoue avec la grande veine romanesque de ses deux plus beaux livres, Les Âmes grises, prix Renaudot il y a 20 ans déjà et Le Rapport de Brodeck, prix Goncourt des Lycéens en 2007. Dans Crépuscule, il bâtit un faux polar et fait jaillir d’une prétendue intrigue policière une fable hors du temps et du monde qui pointe du doigt les affres de la condition humaine. Dans un village enneigé, perdu au beau milieu d’un vaste Empire d’Europe centrale qui ne sera jamais nommé, à une époque qu’il est bien difficile de déterminer, un curé a été tué, la tête fracassée à coups de pierre.
L’enquête est confiée au Capitaine Nourio et à son adjoint Baraj. À eux deux, ils forment une paire bien mal assortie. Le premier est le symbole même de ce que l’humanité a de plus tortueux et torturé. Rabougri, prétentieux, ambitieux, il dissimule ses démons derrière sa fausse érudition. Le second, considéré comme l’idiot du village, est un géant difforme qui n’est pas simplet, mais simple, humble, habité par une poésie brute qui s’émerveille devant la beauté de la nature et la richesse de l’autre. Cet attelage bringuebalant va se fracasser lamentablement contre les zones d’ombre de ce crime et contribuer, par son échec, à mettre le feu aux poudres. Parce que l’Homme a horreur du vide et a toujours besoin d’un coupable, quitte à s’arranger avec la vérité.
Le naufrage des hommes de pouvoir, rongés par d’irrépressibles pulsions sexuelles, l’irrémédiable déliquescence de l’utopie européenne, la xénophobie qui gagne partout du terrain : pendant les neuf longues années qu’ont pris l’écriture de ce roman, Philippe Claudel a été le témoin privilégié du brutal désenchantement du monde. Toutes ces faillites tragiques infusent avec une puissance littéraire dévastatrice ce conte philosophique qui rappelle par moment Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq ou Neige d’Orhan Pamuk. Pourtant, dans son éblouissant petit théâtre de l’humanité, Philippe Claudel se démène pour sauver ce qu’il nous reste de bonté et Crépuscule sonne comme un appel à ne pas s’habituer à la cruauté, à empêcher coûte que coûte la nuit de tomber.
Crépuscule, de Philippe Claudel, Stock, 352 p., 23 €.
5 Véronique Ovaldé, famille décomposée
La beauté innocente de l’enfance qui se fracasse subitement contre les tourments de l’existence, les familles qui se désagrègent sous le poids des drames et des secrets, l’emprise et la violence des hommes sur les femmes : depuis Et mon cœur transparent (2008) jusqu’à Personne n’a peur des gens qui sourient (2019), en passant par son plus grand succès, le sublime Ce que je sais de Vera Candida, prix Renaudot des lycéens en 2009, les mêmes fantômes douloureux viennent inlassablement hanter l’œuvre de Véronique Ovaldé. Et, livre après livre, avec panache et une plume affutée, elle se sert de la littérature pour les exorciser.
Après 15 ans d’un exil forcé, Aïda Salvatore retourne sur l’île sicilienne qui l’a vue grandir pour assister aux funérailles de son père, réveillant au passage les vieilles cicatrices du passé. Des années plus tôt, un soir de carnaval, elle a commis une faute irréparable. Elle a lâché la main de sa petite sœur, Mimi, et la fillette a disparu à tout jamais. Condamnée par sa famille, rongée par la culpabilité et la peine, elle a décidé de fuir pour se reconstruire. Mais, aujourd’hui, elle va enfin pouvoir se confronter à celles qui sont restées et l’ont répudiée. Fille en colère sur un banc de pierre signe la rencontre explosive entre la littérature d’Elena Ferrante et le cinéma d’Almodovar. Un conte solaire et tragique, drôle, mais porté par une puissante rage féministe, fondamentalement triste, mais rempli de malice. L’ensorcelant songe d’une nuit d’été.
Fille en colère sur un banc de pierre, de Véronique Ovaldé, Flammarion, 320 p., 21 €.
6 Fernando Aramburu, le livre d’après
Six ans. C’est le temps qu’il a fallu au romancier Fernando Aramburu pour se remettre à l’ouvrage. Six ans pour digérer la déflagration Patria, grand roman du Pays basque et des années de violence de l’ETA, écoulé à deux millions d’exemplaires et adapté en série par HBO. Six ans pour accepter ce nouveau statut d’icône de la littérature espagnole et se lancer dans un autre récit à la hauteur des espérances des lecteurs et lectrices. Pour fuir les tensions encore vives, pour laisser se refermer les cicatrices rouvertes par son livre, le romancier a décidé de faire migrer sa fiction à Madrid, au cœur de la capitale espagnole. De l’autre côté des Pyrénées, son livre s’intitule Los Vencejos, « les martinets », des oiseaux qui représentent un élément distinctif de la ville : « Ils lui apportent une notion de bande et de débandade, expliquait l’auteur lors de la parution espagnole. Et nous ? Que faisons-nous juste en dessous ? Nous faisons la même chose qu’eux : aller et venir, nous croiser. »
C’est tout le moteur du nouveau récit kaléidoscopique de Fernando Aramburu. Dans une ville grouillante, presque vivante, comme un personnage à part entière, un professeur de philo désabusé décide de planifier son suicide un an à l’avance. Le même jour, à la même heure l’année suivante, il fera ses adieux à un monde auquel il ne croit plus. Comment continuer à vivre sa vie quand on a déjà pris rendez-vous avec la mort ? Faut-il s’évertuer à prouver que l’on fait le bon choix ou au contraire tenter coûte que coûte de trouver un sens à l’existence ? Aux côtés de sa redoutable ex-femme, de son vieux copain estropié, de ce fils unique qui le don de l’énerver ou encore de son chien, seul être qu’il semble encore estimer, il va mener cette folle expérience stoïcienne et se confronter au désenchantement du monde.
Le retour aux affaires de Fernando Aramburu est magistral. Comme avec Patria, il parvient à conférer à son œuvre un supplément d’âme. Miroir cruel de nos peines contemporaines, Oiseaux de passage n’est pas qu’un événement littéraire, c’est un phénomène philosophique, social qui bouscule nos repères.
Oiseaux de passage, de Fernando Aramburu, Actes Sud, 624 p., 26 €.
7 Colson Whitehead, une icône américaine
Depuis l’inauguration du prix Pulitzer de la fiction en 1948, seulement trois écrivains américains ont eu l’honneur d’être doublement couronné. William Faulkner, John Updike et… Colson Whitehead. Récompensé en 2017 pour Undergound Railroad – adapté depuis en série par Barry Jenkins –, puis en 2020 pour Nickel boys, le virtuose new-yorkais est devenu la nouvelle coqueluche des lettres mondiales et une icône afro-américaine dont la voix résonne jusqu’à la Maison Blanche.
Après avoir arpenté l’histoire du Sud des États-Unis dans ses deux précédents romans pour explorer sans relâche l’inguérissable blessure raciale de l’Amérique, Colson Whitehead retourne dans sa ville natale et retrouve sa source d’inspiration principale. Au cœur du quartier de Harlem, dans la folie féroce des années 1960, il bâtit un savoureux roman noir bourré de clins d’œil et de références. Histoire de casse à la sauce Ocean’s Eleven, fable mafieuse et rieuse ambiance Donald Westlake, fresque politique, sociale et raciale à la Chester Himes, Harlem Shuffle happe le lecteur dans un tourbillon romanesque effréné et raconte la descente aux enfers de Ray Carney, un filou notoire qui va s’embarquer dans le braquage du plus prestigieux hôtel du quartier.
Véritable protagoniste de cette épopée urbaine ébouriffante, Harlem brille de mille feux et se dévoile page après page comme un lieu de bouillonnement politique et culturel sans nul autre pareil, et même l’un des berceaux du mouvement des droits civiques. Après deux œuvres chocs qui abordaient la question raciale de manière frontale, Colson Whitehead continue le combat, mais change de registre et se sert du suspense et de l’humour des « pulp fictions » pour explorer les premières heures d’une décennie décisive dans le combat pour les droits des Afro-Américains.
Harlem Shuffle, de Colson Whitehead, Albin Michel, 432 p., 22,90 €.