Brigitte Giraud est la treizième femme à remporter le plus prestigieux des prix littéraires français depuis sa création en 1903. Dans Vivre vite, la romancière fait le récit poignant de l’intimité d’un drame – la mort de son mari, Claude, dans un accident de moto le 22 juin 1999.
Cédant à la pression des promoteurs immobiliers, Brigitte Giraud accepte de vendre la maison qu’elle et Claude avaient achetée juste avant sa mort, dans laquelle il n’a jamais vécu. « Signature de l’acte de vente. Accident. Déménagement. Obsèques », résume-t-elle, implacable.
Le socle du récit de Vivre vite, c’est cette maison dont Brigitte a tant rêvé, pour laquelle elle s’est tant démenée. Durant toute ces années, elle s’est fait le témoin de l’absence douloureuse de Claude dans la vie de Brigitte et de leur fils Théo, à qui est dédié le livre.
À l’heure où il s’agit d’en refermer la porte définitivement, d’en remettre les clés, Brigitte Giraud effectue un dernier tour des lieux. Fidèle à l’épigraphe de Patrick Autréaux, « Écrire, c’est être mené à ce lieu qu’on voudrait éviter », l’autrice confie sans fard ses névroses, ses remords, ses regrets. Tous ces « et si… ? » qui l’habitent encore 20 ans après.
Et on la comprend, car comment faire son deuil, comment accepter l’inacceptable, quand il n’y a pas de réponse aux pourquoi ni aux comment ? Quand aucune cause tangible, rationnelle, ne peut expliquer un accident sur une route a priori sans danger ?
Je ne renonçais pas, je traquais l’événement, ce n’était pas possible qu’aucun fait divers, aucun scandale, aucune tragédie ne soit venu influencer Claude ce jour-là, que l’aile du papillon n’ait pas fini de l’effleurer.
Brigitte GiraudVivre vite
Alors elle nous embarque, inflexible, dans sa vertigineuse litanie des si : « Si mon frère n’avait pas été en panne de garage. Si les Mercier n’avaient pas cédé à mon désir d’acheter leur maison. Si nous n’avions pas eu les clés à l’avance. […] Si Tadao Baba n’avait pas existé. Si les accords de libre-échange entre le Japon et l’Union européenne n’avaient pas été signés. S’il n’avait pas fait beau. Si Denis R n’avait pas ramené la 2CV à son père »… Elle remonte le fil de l’histoire, fait des suppositions, traque l’erreur, la faute, le sens – partout, dans chaque recoin. Fait des liens de plus en plus alambiqués. Tente par les mots de conjurer le sort, d’éviter le drame, d’arrêter le temps.
Ça fait vingt ans et ma mémoire est trouée. Il m’arrive de te perdre, je te laisse sortir de moi.
Brigitte GiraudVivre vite
MaisVivre vite n’est pas que le récit tragique d’un drame. C’est aussi une très belle déclaration d’amour à Claude, resté coincé à jamais dans ce Lyon rock’n’roll de la fin du millénaire. Brigitte Giraud dresse le portrait d’un homme tendre, parfois vulnérable, et de leur histoire touchante de banalité.
Elle y fait revivre Claude, son corps félin, ses petites manies, sa vieille Suzuki Savage LS 650, son amour immodéré pour la musique, son Perfecto dont il ne se défaisait jamais. L’immortalise par le geste d’écriture : « Le chocolat Côte d’Or qu’il mange debout devant le placard, les barres d’Ovomaltine qu’il achetait en paquet de quatre, le lait qu’il boit à la bouteille, accroupi devant le frigo, les chaussures qu’il troque pour des chaussons et qui soudain donnent au mec rock’n’roll une allure moins branchée. »
Difficile de ne pas lire d’une traite les 200 pages du récit, également en lice pour le Prix Goncourt des lycéens 2022. Vivre vite emporte, empoigne, malmène. On n’en sort pas indemne. S’il a su conquérir le jury face au plébiscité Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli (Gallimard, 2022), c’est peut-être grâce à la portée universelle d’un drame personnel.
Qui n’a jamais voulu remonter le cours du temps ? Qui n’a jamais immortalisé en secret dans sa mémoire un moment de complicité avec un être aimé, car on ne sait jamais ce que la vie nous réserve ?
De sa plume virtuose, c’est aussi l’emballement de notre société que la romancière semble dénoncer. À quoi bon vouloir toujours plus : une maison plus grande, une moto plus puissante, des projets plus ambitieux, plus de routes, des villes qui s’étendent à l’infini, grappillant jusque dans les zones vertes, gentrifiant les quartiers populaires… Et si, à vouloir vivre vite, on oubliait tout simplement de vivre ?
Vivre vite , de Brigitte Giraud, Flammarion, 2022, 208 p., 20 €. En librairie depuis le 24 août 2022.