Couronné par le prix Femina 2022, le dernier livre de Claudie Hunzinger, Un chien à ma table, questionne les frontières entre les êtres vivants. Un couple vieillissant, isolé de tout, voit débarquer une petite chienne qui va bouleverser leur rapport au monde. Un roman foudroyant.
Lorsqu’on commence Un chien à ma table, le bruit des pages disparaît. Il disparaît, et c’est le son du vent dans les feuillages qui prend sa place. L’histoire commence entre ombre et lumière : Sophie, double bigarré de Claudie Hunzinger, vit avec son mari Grieg à la lisière de la forêt, dans ce lieu localisé à une heure de marche de toute violence : les « Bois-Bannis ».
Un soir, une petite chienne mal en point apparaît, traînant avec elle toute la violence du monde. Sophie la soigne, Sophie la berce, Sophie l’adopte. Elle nomme la fuyarde Yes, comme un mouvement d’approbation qu’on observera partagé. Et c’est là que tout commence.
Si les premières pages d’Un chien à ma table ont quelque chose d’une promesse, Claudie Hunzinger – qui est également artiste plasticienne – peint le tableau d’un moment où tous les codes semblent pouvoir être réinventés à partir de la violence. Se forme alors un trio de personnages au milieu du monde et de son millefeuille, jusqu’à l’éclatement progressif d’une frontière invisible, et pourtant omniprésente.
Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa confiance en moi.
Claudie HunzingerUn chien à ma table
Un monde composite
Dans Un chien à ma table, les péripéties sont rares. Pourtant la langue agile, organique, accueillante de Claudie Hunzinger balaie d’un coup de main tout ce qui « nous » sépare des animaux. Entre l’énergique Yes et le couple, plus personne n’est humain, plus personne n’est bête.
Quelque chose, dans cette relation, habille chaque partie, la rend plus pure, plus incarnée. Il n’y a pas de posture. Depuis les hautes herbes, on observe ce qui, en réalité, n’est autre qu’une histoire d’amitié entre deux langages, deux mondes, deux impossibilités. Une histoire entre une chienne et un monde en perte de vitesse.
La forêt du monde
L’œuvre de Claudie Hunzinger est une forêt, enroulée entre le rêve et l’éclatement de la fiction. Le monde composite qu’elle semble avoir voulu créer est représenté par cet enchaînement d’arbres, cette nature comme une papillote, qui enveloppe et engloutit avec gourmandise le trio du roman.
Ce monde-là ne nous dit rien d’autre que le fait que l’être humain est une frontière à dépasser. La vie dans la forêt déplace chaque ligne de démarcation entre les êtres vivants, jusqu’à la briser tout à fait. Pourquoi ? Pour nous montrer que les échanges entre Sophie et Yes ont peut-être plus de sens qu’une poignée de mains entre deux adultes qui parlent.
Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème.
Claudie HunzingerUn chien à ma table
L’amour vieillissant
Mais Un chien à ma table est également l’histoire d’un vieux couple dont les trajectoires ne se croisent jamais. On finirait par se demander pourquoi, comment l’amour entre Sophie et Grieg a tenu. Est-ce parce qu’ils se sont connus enfants, que leur enfance commune persiste, qu’ils sont eux-mêmes encore des enfants ? Comme quelque chose qu’il leur faudrait construire ensemble pour être adultes ?
Et s’ils ne se croisent pas, ils finissent malgré tout par se retrouver autour du parcours de la vieillesse et de cette abolition des frontières qui nappe le roman de la première page jusqu’au souffle du dernier mot.
Un chien à ma table, de Claudie Hunzinger, Grasset, 288 p., 20,90 €. En librairie depuis le 24 août 2022.