Blackwater, Le Bureau des affaires occultes, Les Lions de Sicile : trois styles, trois ambiances, trois phénomènes d’édition.
À quoi ressembleraient nos étés sans les trépidantes sagas littéraires qui remplissent copieusement nos valises ? Tous les ans à la même époque, alors que le printemps vit son dernier souffle, les éditeurs dégainent en effet tour à tour leurs séries-événements en espérant en faire l’incontournable de l’été. Ces derniers temps, le format semblait pourtant s’être légèrement essoufflé et ces longs romans-fleuves paraissaient même parfois désuets aux yeux d’un lectorat toujours plus habitué à la forme courte, directe, incisive. Mais c’était sans compter sur une année 2022 riche en surprises et en phénomènes d’édition inattendus. Les sagas littéraires contre-attaquent, et en voici trois exemples flamboyants.
Blackwater, de Michael McDowell : la forme de l’eau
Watership Down de Richard Adams, Tous les hommes du roi de Robert Penn Warren ou encore, plus récemment, le carton Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris : à la tête des éditions Monsieur Toussaint Louverture, Dominique Bordes est devenu au fil des années un habitué des tours de magie éditoriaux. Mais, avec BlackWater, il vient tout simplement de réussir un coup de maître. Comment diable a-t-il pu transformer la publication d’un roman-feuilleton américain de 1 200 pages, inédit en France, en un événement littéraire écoulé à près de 200 000 exemplaires ?
Jamais à court d’idée pour bousculer les processus traditionnels de l’édition, il imagine au printemps un calendrier de parution étonnant qui permet de marquer les esprits et d’installer durablement cette saga dans les étals des librairies. La Crue, La Digue, La Maison, La Guerre, La Fortune, Pluie : six tomes de 250 pages, en petit format, à 8,40 € chacun, ont donc été publiés tous les quinze jours du 7 avril au 15 juin – rappelant un dispositif sériel, si efficace aujourd’hui.
Mais résumer Blackwater à un simple procédé éditorial serait laisser de côté la maestria de son auteur. On connaissait Michael McDowell comme l’une des figures de la littérature horrifique outre-Atlantique, cité en exemple par Stephen King himself mais aussi et surtout comme le scénariste de deux des chefs-d’œuvre de Tim Burton, Beetlejuice et L’Étrange Noël de Mr Jack. On le découvre ici en feuilletoniste virtuose, capable de bâtir un imposant récit au long cours.
Blackwater est une saga familiale mâtinée de fantastique qui se déroule sur plus de 50 ans, entre les années 1920 et les années 1970, dans l’Alabama, cœur battant du sud de l’Amérique. Avec cette fascination pour l’étrange commune à de nombreux auteurs sudistes, Michael McDowell raconte comment la terrible crue de 1919, dans la petite ville fictionnelle de Perdido va bousculer la destinée d’une communauté tout entière. L’apparition mystérieuse d’Elinor, une femme à la chevelure ocre, qui va peu à peu s’immiscer dans la famille Caskey, des notables de la région, est le point de départ d’une série d’événements tragiques inexplicables, comme si des eaux s’était éveillé un monstre maléfique, prêt à exécuter sa malédiction.
Portée par une sublime poésie Southern Gothic, une atmosphère hypnotique et un rare sens de la narration, l’œuvre de McDowell conserve tout au long de ses 1 200 pages un souffle intact et multiplie les cliffhangers redoutables. Elle se démarque surtout par sa puissante résonance politique et par la manière avant-gardiste avec laquelle elle décortique des questions comme le poids de l’héritage et des traditions, la ségrégation ou encore la condition des femmes. Des sujets plus que jamais d’une actualité brûlante dans les États du sud de l’Amérique.
Blackwater, La Crue (t. 1), de Michael McDowell, Monsieur Toussaint Louverture, 256 p., 8,40 €.
Le Bureau des affaires occultes, d’Éric Fouassier : les mystères de Paris
Avec Le Bureau des affaires occultes, Éric Fouassier se place dans les pas d’Eugène Sue ou du Cri du peuple de Jean Vautrin et redonne ses lettres de noblesse au genre injustement mal-aimé du roman feuilleton. Après des débuts tonitruants l’année dernière et un premier tome déjà couronné du prix Maison de la presse 2021, le second opus, tout aussi maîtrisé et réjouissant, est paru il y a quelques semaines et confirme l’émergence d’une future grande saga, fer de lance d’un polar historique décomplexé et d’une littérature populaire revigorante.
Fraîchement nommé à la tête d’une unité spéciale chargée de démêler les crimes impossibles teintés de surnaturels, l’inspecteur Valentin Verne a brillamment résolu l’enquête autour du suicide du dandy Lucien Vergnes. On le retrouve désormais aux prises avec une bien étrange affaire qui va l’entraîner dans le monde obscur du spiritisme et le confronter une nouvelle fois à son ennemi juré, Le Vicaire. Héros fascinant, brillant, mais rongé par une mystérieuse part d’ombre, confronté à une Némésis redoutable, on pense forcément à Sherlock Holmes et à son bras de fer avec le professeur Moriarty. Le duel imaginé par Éric Fouassier est tout aussi acharné.
Fort d’un épatant travail documentaire, le romancier continue son œuvre de reconstitution et nous plonge au cœur des premières heures de la Monarchie de juillet, dans une époque parmi les plus bouillonnantes de notre histoire, déchirée entre une profonde crise politique et une incroyable effervescence culturelle et scientifique. En recréant minutieusement univers et ambiances, en modelant la langue pour redonner vie à l’argot de l’époque, il fait de Paris l’un des protagonistes de son tentaculaire roman. À travers une course folle qui entraîne le lecteur des beaux quartiers aux recoins les plus sombres de la capitale, on croise une ribambelle de personnages tous plus truculents les uns que les autres et on s’amuse de voir des héros de papier croiser la route de figures ayant réellement existé, comme Vidocq ou le professeur Pelletier. Document historique passionnant, page-tuner efficace, Le Bureau des affaires occultes a tout de la saga policière de l’été. Et, bonne nouvelle, le troisième tome devrait être achevé d’ici la fin de l’année !
La Saga des Florio, de Stephania Auci : la possibilité d’une île
Dix ans après l’éclosion du phénomène littéraire planétaire L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante, on tient la nouvelle série romanesque événement venue d’Italie. Avec les deux premiers tomes de La Saga des Florio, Stefania Auci a en effet battu tous les records de vente, cumulant près de deux millions de lecteurs en Italie. Son œuvre est désormais traduite dans plus de 30 pays et une série télé ambitieuse est déjà en cours de réalisation.
Entre réalité historique et fiction, l’écrivaine s’est inspirée d’une dynastie familiale bien réelle, la plus puissante de Palerme aux XIXe et XXe siècles, pour bâtir une fresque envoutante au cœur de l’un des ports les plus florissants de Méditerranée. En 1799, après un énième tremblement de terre ravageur, Paolo et Ignazio Florio décident de quitter la Calabre pour réaliser leurs ambitions en Sicile. La romancière raconte alors l’ascension de ces deux frères virtuoses du commerce et la brillante relève assurée par le fils de Paolo, Vicenzo, qui parviendra, malgré le dédain et la pression de la noblesse locale, à transformer un modeste magasin d’épices et d’herbes médicinales en un empire commercial et industriel sans précédent.
Après un premier tome centré sur la première et deuxième génération des Florio, Le Triomphe des lions, second tome paru au printemps, commence en 1868 et se penche sur la troisième génération, celle qui, menée par le petit fils Ignazio (comme son grand-oncle) a consolidé et modernisé l’entreprise familiale en favorisant son essor en Europe. Mais, au-delà de l’époustouflante odyssée économique, ce qui fait des Florio une grande saga populaire, c’est le drame familial qui se joue en toile de fond. Tous les ingrédients du soap sont réunis ! Histoires d’amours, trahisons, vengeances, rédemptions : Stefania Auci décrit avec un incroyable souffle romanesque le délitement d’une famille confrontée à une richesse et une puissance qui la dépasse. Le Triomphe des lions n’est ainsi pas sans rappeler un autre fauve emblématique de l’île, Le Guépard. Si le roman de Lampedusa dévoilait l’autre côté du miroir et racontait le désenchantement de la noblesse palermitaine, il décrivait de la même manière l’effervescence et l’atmosphère sulfureuse qui régnait alors. De cette épopée sicilienne s’échappe un parfum enivrant qui embaumera à coup sûr votre été littéraire.
La Saga des Florio, Les Lions de Sicile (t. 1), de Stefania Auci, Le Livre de poche, 640 p., 9,20 €.