Les libraires Fnac ont eu la chance de rencontrer Yuval Noah Harari, de passage en France, à l’occasion de la sortie d’Homo Deus, suite de la destinée d’Homo Sapiens racontée dans sa Brève histoire de l’humanité. Intelligence artificielle, robotisation de monde, naissance de nouvelles religions et création d’êtres ex-nihilo, l’historien israélien nous parle du monde de demain.
Quels sont les trois projets qui animeront l’homme dans le futur ?
Yuval Noah Harari : « Un des grands projets consiste à essayer de prolonger la vie humaine de manière illimitée. L’autre projet consiste à trouver la source ou la clef du bonheur humain, et donc pas simplement de faire en sorte que les gens vivent plus longtemps, mais aussi de manière plus heureuse. Et le troisième et le plus important des projets, est de donner aux humains des capacités divines de création. Tout comme dans les mythologies traditionnelles, les dieux étaient perçus comme ayant le pouvoir de créer, de concevoir et de produire la vie, comme le Dieu de la Bible qui crée les humains, les animaux et les plantes. En ce moment, nous essayons de développer la technologie qui nous permettra de concevoir et de produire une vie nous-même. Il est très probable qu’au XXIe siècle, les principaux produits de notre économie deviendront en effet des corps, des cerveaux et des esprits. Nous sommes en train d’apprendre à les fabriquer. »
La science peut-elle prendre le pas sur la religion ?
« Non, la science va transformer la religion. Nous verrons, ou la transformation des vieilles religions, ou la création de toutes nouvelles religions. L’endroit le plus intéressant au monde, du point de vue religieux, n’est pas le Moyen-Orient mais la Silicon Valley. C’est là que les religions du XXIe siècle sont en train d’être créées. Elles font les mêmes vieilles promesses que les religions traditionnelles. Elles promettent aux gens l’immortalité, le bonheur, la justice et la prospérité, mais pas avec l’aide d’un être surhumain qui vivrait au-dessus des nuages. C’est avec l’aide de la technologie, de la bioingénierie et de l’intelligence artificielle que les gens gagneraient le salut et même l’immortalité. Nous avons vu la même chose au XIXe et au XXe siècles, avec l’apparition de nouvelles idéologies et de nouvelles religions, comme le socialisme qui promettait le salut aux gens à travers la révolution industrielle. Maintenant, nous allons voir de nouvelles idéologies et de nouvelles religions, qui promettront le salut à travers des technologies telles que l’intelligence artificielle et la bioingénierie. »
Existe-t-il des freins (culturels, sociaux, religieux…) qui empêchent les (r)évolutions que vous évoquez ?
« Personne ne peut prédire le futur avec certitude. Et nous ne savons pas vraiment à quoi le monde ressemblera dans cent ans. Il est absolument certain que l’intelligence artificielle et la bioingénierie changeront le monde de manière radicale. Mais il y a aussi beaucoup de place pour que des forces sociales et politiques influencent les directions prises par les changements technologiques. La technologie n’est jamais déterministe. On peut utiliser une même technologie pour créer des sociétés très différentes. Au XXe siècle, les gens ont utilisé la technologie de la révolution industrielle, comme l’électricité, les trains ou la radio, pour créer des dictatures communistes, des régimes fascistes ou des démocraties libérales. Les trains ne nous ont pas dit que faire d’eux… De la même façon, au XXIe siècle, nous utiliserons la technologie d’apprentissage des machines, de l’ingénierie génétique… à des buts très différents. Et il y a toujours beaucoup de marge pour que les politiques, les cultures et les sociétés influencent la direction que nous allons prendre. »
À quel moment perdrons-nous le contrôle face à l’intelligence artificielle ?
« Les technologies nous dominent déjà, de plus en plus aujourd’hui. Les gens sont de plus en plus contrôlés par leurs smartphones et leurs ordinateurs. Nos vies sociales et nos opinions politiques sont modelées par les algorithmes de Google ou de Facebook. Avant, les gens cherchaient des informations, maintenant ils utilisent Google. C’est la première fois dans l’Histoire qu’autant de gens utilisent la même plateforme, pour obtenir des informations à propos de tant de questions et de sujets différents. L’algorithme de recherche de Google est à présent une des forces les plus puissantes du monde. Même en tant qu’auteur, quand j’écris la description d’un livre pour en faire la promotion, je dois me demander : « quels types de mots le moteur de recherche Google aime-t-il ? » Si j’écris quelque chose, les experts me diront : « C’est bien ! Mais tu devrais changer tel mot par tel autre, parce que le moteur de recherche Google préfère ce mot-là. Tu auras certainement plus de clics en écrivant plutôt ceci que cela. » Donc même dans ces petites choses, nous donnons de plus en plus de pouvoir aux algorithmes.
« Nous donnons de plus en plus de pouvoir aux algorithmes »
De nombreuses personnes ont perdu la capacité à retrouver leur chemin en ville : elles se contentent de suivre leurs smartphones. Si quelque chose se passe, elles deviennent incapables de trouver leur chemin, parce qu’elles dépendent de cet algorithme, et nous le verrons dans de plus en plus de situations. De la même façon, vous vous demandez ce que vous devriez étudier à l’université… Dans le passé, vous demandiez conseil à vos parents, vos amis et vous-même. De manière croissante, les gens auront tendance à utiliser Google, ou l’algorithme qui les connaît le mieux : « Que devrais-je étudier ? D’après tout ce que tu sais de moi, de mes capacités, de mes limites, du marché du travail… : que devrais-je étudier ? » Cela peut avoir l’air improbable ou relevant de la science-fiction, mais je pense que dans très peu de temps – 10, 20 ou 30 ans – de plus en plus de décisions importantes concernant la vie des gens seront prises par des algorithmes. Je ne dis pas forcément que c’est totalement mauvais – il y a de gros avantages à dépendre de la sagesse de ces sytèmes puissants – mais il y a aussi des dangers qui en découlent. »
L’Histoire devrait-elle essentiellement parler d’avenir ?
« Je pense que l’Histoire a toujours traité du présent et de l’avenir, et pas simplement du passé. On n’étudie pas le passé simplement pour l’intérêt du passé. Tous les gens qui ont vécu au Moyen Âge sont morts depuis longtemps. Ils ne ressentent plus rien, ils ne s’intéressent plus à rien. On étudie donc le Moyen Âge afin de mieux comprendre le présent et le futur. C’est une chose très commune dans d’autres disciplines, comme les économistes qui étudient les crises économiques passées, afin de mieux comprendre les mécanismes d’une crise économique. On étudie le crash de 1929 afin de mieux savoir quoi faire avec la crise financière actuelle.
L’Histoire, telle que je la comprends, n’est pas l’étude du passé mais celle du changement. Comment les choses changent-elles ? C’est le sujet de l’Histoire. Alors que les économistes se concentrent sur des changements très restreints, des procédés économiques, les historiens ont une compréhension globale du changement. Comment les cultures changent-elles ? Comment les civilisations changent-elles ? Comment la race humaine change-t-elle ? On étudie ces évolutions afin de se préparer aux changements à venir. Je ne suis pas en train de suggérer que les historiens sont capables de prédire le futur. Personne n’en est capable. Le but n’est pas de prévoir mais d’étendre l’horizon de nos possibilités.
« Si on ne comprend pas le passé, il a tendance à nous contrôler »
On a du mal à envisager différents scenarii. On grandit dans une société précise et on se convainc que c’est la seule façon dont le monde peut fonctionner. En étudiant l’Histoire, on réalise qu’il y a différentes possibilités. Par exemple, nous vivons en ce moment en Occident dans une démocratie libérale. Et nous avons tendance à penser que c’est naturel et inévitable, et qu’à long terme le monde entier deviendra démocratique et libéral. L’étude de l’Histoire nous permet de libérer notre imagination de ces limites, et de réaliser qu’il n’y a absolument rien de certain concernant le futur de la démocratie libérale, et que dans 50 ans, elle pourrait complètement disparaître. Le monde pourrait être dominé par des régimes complètement nouveaux, comme des dictatures numériques, qui n’auraient rien à voir avec le régime de Staline en Union Soviétique, par exemple. Elles seraient quelque chose de complètement différent, comme la révolution industrielle a permis la création de nouveaux régimes autoritaires : l’URSS de Staline, ou l’Allemagne d’Hitler étaient très différentes de la France de Louis XIV, ce sont différentes sortes de régimes autoritaires. La révolution technologique en cours pourrait entraîner la création d’une nouvelle forme de régime autoritaire. C’est le genre de connaissance que l’Histoire nous permet d’avoir. Ce n’est pas une prédiction, c’est une expansion de l’horizon de nos possibilités. »
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Paru le 6 septembre 2017 – 464 pages