Son retour était attendu ; inespéré pour certains. Huit ans après son dernier film, Maps to the Stars, le réalisateur canadien David Cronenberg revient avec un film relativement bancal, laborieux, brassant toutes les obsessions du cinéaste, mais manquant paradoxalement de tranchant et d’incarnation.
Muet pendant près d’une décennie, David Cronenberg racle les fonds de tiroir et met en scène un scénario bouclé il y a plus de vingt ans, Les Crimes du Futur – à ne pas confondre avec son second long-métrage expérimental homonyme sorti en 1970. Le film, présenté au Festival de Cannes en début de semaine, imagine un monde dont toute douleur physique a été éradiquée et où la chirurgie et autres passages pseudo érotiques au scalpel sont devenus monnaie courante, à l’image de l’artiste-performeur Saul Tenser (Viggo Mortensen), qui pousse l’art corporel à un niveau encore jamais atteint en opérant en public, avec sa complice Caprice (Léa Seydoux), son propre corps truffé de nouveaux organes tatoués de l’intérieur. Un synopsis digne de la filmographie de Cronenberg mais qui, comme on pouvait le redouter, semble coincé dans une autre temporalité. Ce film-là, Cronenberg aurait effectivement pu le faire il y a vingt, voire trente ans : aujourd’hui, sa dimension prophétique et visionnaire paraît, malgré la bonne tenue de l’exercice, quelque peu… désuète, ou devrait-on dire « obsolète », pour reprendre les mots employés par le personnage de Léa Seydoux dans le film.
Faut-il distinguer le corps de l’artiste ?
Certes, Cronenberg ne passe pas par quatre chemins et revient au genre du « body horror » – terminologie dont il ne s’est jamais lui-même revendiqué – avec la même acuité et la même virulence que dans ses plus grands films. On y trouve, parmi quelques touches d’originalité, de nouveaux pods, ces structures à la fois organiques et technologiques indissociables de son cinéma — sorte de rencontre charnelle entre La Mouche (1986), les designs de l’Alien de Ridley Scott par H.R Giger, Le Festin nu (1991) et ExistenZ (1999). Ces machines futuristes assistent les êtres humains dans leurs besoins les plus élémentaires – manger, digérer, dormir et recommencer. Manger, digérer, dormir et recommencer. Manger, etc. Dans ces cocons géants à la fois grotesques (on y reconnait l’humour noir du réalisateur) et étrangement sublimes, les corps manipulés retournent à un état quasi embryonnaire. C’est sans aucun doute le pan le plus intéressant du film : Cronenberg façonne un monde décontenancé où les êtres humains, devenus insensibles à la douleur, sont ramenés à un stade infantile, incapables d’accomplir d’eux-mêmes leurs fonctions vitales. C’est une humanité assistée et naufragée – la métaphore de l’épave est une des rares images que le film travaille, ce dès le premier plan – que dépeint Cronenberg, non sans une certaine ironie.
L’intérieur du corps continue évidemment de fasciner le réalisateur canadien, très littéralement : les gros plans sur les incisions sont légion et se succèdent de manière assez poétique, car après tout, il s’agit d’une société où l’opération chirurgicale fait intégralement partie du langage corporel des artistes. Mais l’enjeu est ailleurs. Le regard de Cronenberg ne se calque pas tout à fait sur ce qui est montré à l’écran. Malicieusement, Cronenberg tourne plutôt son attention vers cette machine digestive qu’est le corps humain – machine à digérer les aliments, d’abord, mais également machine à « digérer » (au sens d’incorporer) de nouveaux organes, de nouvelles émotions et sensations, c’est-à-dire à évoluer, à s’adapter. Des appareils qui conduisent les opérations aux caméras miniatures qui scrutent la chair de Saul, la vision de Cronenberg est entièrement portée vers cette intériorité : ce qui l’intéresse, au fond, c’est moins la performance qui attire et choque les regards que cet élément invisible qui retarde sans cesse la digestion, qui contraint le corps ou qui masque une altération plus profonde, d’où ce blocage insistant dans la gorge de Saul Tenser qui l’empêche de parler normalement et d’ingérer de la nourriture comme il faut.
Un goût de déjà vu
Pour le reste, c’est à se demander si cette volonté que manifeste Cronenberg de maintenir son film dans un espace-temps flottant et indécis, de situer l’intrigue dans un futur sans contours bien définis, sans écrans, dans une sorte de désert technologique sans doute précédé d’un grand effondrement – aucun téléphone portable ni de live Instagram en direct de la table d’opération, mais plutôt de vieux caméscopes pour filmer les performances de Saul ou de vieux PC poussiéreux dans les bureaux du Registre National des Organes, où officie le personnage unidimensionnel de Kristen Stewart – ne jouerait pas somme toute en sa défaveur.
Les Crimes du Futur se déroule effectivement dans un monde sans relief et cloisonné, dénué de toute topographie compréhensible – le film, tourné à Athènes, ville on ne peut plus symbolique du point de vue de l’histoire de la rationalité, aurait aussi bien pu être tourné à Toronto, comme cela été initialement prévu, qu’à Londres ou Tokyo : cela n’aurait rien changé à l’esthétique du film. D’autant que celui-ci se déroule essentiellement en intérieur, entre des murs décrépis, dans des chambres insalubres, de vieux bureaux, des appartements en ruines et autres zones industrielles abandonnées. Quant à Saul, encapuchonné et vêtu entièrement de noir, ce dernier rôde dans ces architectures underground tels un justicier masqué ou un prophète dans l’attente d’une révélation. Cette fable dystopique pourrait fonctionner en vase clos, si le film de Cronenberg n’était pas autant alourdi par son bagage théorique.
Les Crimes du Futur est certainement audacieux, ambitieux, mais se révèle assez inactuel, à court d’inspiration dans son propos comme dans son écriture, comme si Cronenberg avait recraché d’une traite le scénario d’un film écrit il y a vingt ans, sentant les prémisses d’un film d’anticipation collant aux diverses crises que traverse notre époque, questionnant le devenir des corps dans un monde apparemment dévasté et à court de ressources – c’est en tout cas ce que laisse à penser un nouveau groupe d’individus capables d’ingérer et d’assimiler du plastique, dont l’importance n’est suggérée que trop tardivement.
Le film, qui n’assume jamais une ligne très claire, est saturé de dialogues embarrassants et alambiqués sur l’art performatif, sur les nouvelles modalités de la sexualité, sur les reconfigurations du corps et le devenir physiologique d’une espèce humaine scindée en deux, ne laissant que peu de place aux personnages pour exister. Les séquences s’enchaînent sans qu’un tout cohérent prenne véritablement forme et le film fait plutôt l’effet d’un précipité de tous les motifs cronenberguiens – les mutations, les organes, l’imbrication du corps et de la technologie, l’érotisme « bourré de signifiant » (Cronenberg, s’auto-analysant, devient moins passionnant) et la beauté intérieure si chère au cinéaste, qui va ici jusqu’à reprendre l’idée du concours d’organes fantasmé par les jumeaux-chirurgiens incarnés par Jeremy Irons dans Faux-semblants (1988).
Il y a certainement, en creux, un autoportrait du cinéaste dans le personnage de Saul Tenser (et de son acteur fétiche, Viggo Mortensen), qui extirpe concrètement ses oeuvres de ses entrailles et qui porte sur ses épaules cette figure de l’artiste placé malgré lui en arbitre de la modernité. Mais ce qui était annoncé de toutes parts comme le grand manifeste de David Cronenberg est loin d’être aussi stimulant qu’on pouvait l’espérer ; espérons qu’au prochain coup d’essai, nous mangerons à notre faim.
Les Crimes du Futur de David Cronenberg – 1h47 – avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart, Scott Speedman – en salles depuis le 25/05/2022