Dans En corps, Cédric Klapisch (Le Péril jeune, L’Auberge espagnole, Deux Moi) capte la trajectoire d’une jeune danseuse de ballet, Élise, incarnée par la première danseuse à l’Opéra de Paris Marion Barbeau, et son long chemin vers la reconstruction après une grave blessure qui l’éloigne du devant de la scène.
Élise, 26 ans, danseuse classique expérimentée, monte sur scène pour interpréter La Bayadère de Rudolf Noureev. Dans le public, son père, qui aurait souhaité qu’elle fasse des études de droit. À ses côtés, le souvenir de sa mère décédée, qui lui a fait découvrir sa vocation dans sa jeunesse. En coulisse, Élise essuie une première trahison : celle de son petit ami, surpris en train d’embrasser une autre danseuse, puis celle de son propre corps qui, fatalement, flanche. Grièvement blessée à la cheville, la jeune danseuse se retrouve le pied dans le plâtre et craint de ne plus jamais pouvoir monter sur scène. Cédric Klapisch suit alors Élise de Paris à la Bretagne, où la jeune femme part donner un coup de main en cuisine à un couple d’amis (Souheila Yacoub et Pio Marmaï) dans une résidence d’artistes tenue par Josiane (Muriel Robin), et va progressivement reprendre foi au contact d’une compagnie de danse contemporaine venue répéter dans ce havre de paix pendant quelques jours.
Alors on danse
En corps ambitionne alors d’embrasser différentes formes de ruptures à travers un seul et même point de vue cinématographique – rupture entre un monde où les corps circulent et où les regards et se croisent à toute vitesse à celui, plus restreint, de la chambre isolée sous les toits de Paris où Élise, interprétée par Marion Barbeau, voit son monde s’écrouler. C’est aussi la rupture sentimentale qui fait écho à la rupture physique, au muscle déchiré, expression on ne peut plus concrète de la blessure et du traumatisme dont le film va scruter la réparation.
Avec sa scène d’ouverture quasi muette, entrecoupée par un générique tonitruant dont l’esthétique se situe à mi-chemin entre James Bond et les chronophotographies d’Étienne Jules-Marey (clin d’oeil appuyé à l’un des premiers courts-métrages de Klapisch consacré à cette figure pionnière du cinéma, qui donnera d’ailleurs son nom à sa propre société de production), le réalisateur affiche d’emblée les intentions de son film, à savoir enregistrer ce que la rupture, dans tous les sens du terme, imprime sur le corps d’Élise. En corps s’annonce alors comme un éloge du mouvement que le réalisateur s’attachera à décomposer avec le soin et la précision du physiologiste.
En corps est soigné et généreux, à la fois dans sa mise en scène et à travers tout l’espace offert à Marion Barbeau, première danseuse à l’Opéra national de Paris, qui fait ici ses premiers pas – et quels pas – au cinéma. Pour un cinéaste adepte des films choraux, la danse se prêtait évidemment plus que toute autre forme d’art pour filmer, de près comme de loin, ce chaos des rapports humains trouvant peu à peu une forme d’harmonie et d’entente dans le collectif. Mais En corps est malheureusement surchargé d’enjeux et de personnages et a finalement du mal à faire coexister toutes les réparations en cours : celle de la relation entre Élise et un père distant (Denis Podalydès, que l’on voit décidément partout, également à l’affiche du Monde d’hier de Diastème), celle du corps abîmé, des espoirs déçus – à l’image de Yann (François Civil), le kiné angoissé et pris dans ce fameux dilemme de celui qui soigne les autres sans pouvoir se soigner lui-même – mais également la réconciliation entre le classique et le contemporain dont le personnage d’Élise constituerait le point nodal.
Grand corps malade
On ne peut s’empêcher de voir dans En corps un objet hybride, une sorte de rencontre mal assimilée entre deux films tentant maladroitement de « faire corps » : l’un plus directement expérimental, centré sur ces corps en mouvement, l’autre plus sentimental, saturé de bonnes intentions et enchaînant les passages obligés du feel good movie – devrait-on dire du feel better movie en ce qui concerne les films de Cédric Klapisch. Ce qui fait globalement défaut au film, c’est cette bigarrure, ce manque d’homogénéité de deux approches qui ne s’emboîtent jamais vraiment. La captation des séquences de danse est, il est vrai, assez virtuose : sans jamais être grandiloquent, Klapisch prend le même plaisir à filmer les ballets classiques et les morceaux de danse contemporaine, marquant l’aboutissement d’un travail cinématographique sur la danse notamment entamé avec le documentaire Aurélie Dupont, l’espace d’un instant (2010) ou plus récemment le court-métrage Dire merci (2020), réalisé avec des danseurs de l’Opéra de Paris pendant le premier confinement.
Le film restitue aussi bien les rouages de ce petit monde autonome qui opère dans les coulisses du ballet classique – à commencer par une séquence d’ouverture quasi hitchcockienne qui, sans qu’un mot soit prononcé, plante littéralement le décor et installe les enjeux du film – que l’énergie qui se dégage des répétitions de la troupe de Hofesh Shechter, auquel on comprend très vite que le cinéaste voue une admiration sans bornes (Klapisch avait d’ailleurs co-réalisé la captation de son spectacle The Art of not Looking Back en 2018).
C’est aussi là que le film perd en force : le réalisateur de Ce qui nous lie (2017) est clairement béat devant l’aura chaleureuse et les prouesses du chorégraphe israélien – qui rejoue ici sa création Political mother (2011) – et ne s’embarrasse pas à réécrire un tant soit peu le personnage, ne serait-ce que pour le jeu de la fiction, puisque Hofesh Shechter campe tout simplement son propre rôle. D’autre part, Élise ne rencontre quasiment aucun obstacle à sa guérison – son passage du classique au contemporain coule étonnement de source, comme si Marion Barbeau échouait à dissimuler sa propre expérience – et la capacité de son personnage à se remettre sur pied n’est jamais réellement compromise. Symptômes d’un contretemps interne au film, où l’approche quasi documentaire de Klapisch prend régulièrement le pas sur des personnages secondaires écrits à gros traits, étouffés par une symbolique pesante et embarqués dans cette thérapie de groupe où la cohabitation entre acteurs confirmés et danseurs professionnels ne fait jamais réellement corps.
En corps de Cédric Klapisch – 2h00 – avec Marion Barbeau, François Civil, Muriel Robin, Denis Podalydès, Pio Marmaï, Hofesh Shechter – en salles le 30/03/2022