Chaque mois, un·e artiste (acteur·rice, auteur·rice, chanteur·se…) partage avec L’Éclaireur la dizaine de livres qui l’ont particulièrement touché·e, pour différentes raisons, à différentes époques de sa vie. Ce mois-ci, c’est Stanislas Nordey qui se prête au jeu.
Acteur singulier, metteur en scène de théâtre et d’opéra de talent, pédagogue renommé, Stanislas Nordey semble ne jamais s’arrêter. Depuis 2014, il est aussi le directeur du Théâtre national de Strasbourg (TNS) et de L’École supérieure d’art dramatique qui lui est rattachée. En juin dernier, l’artiste, aussi exigeant et rieur que passionné et altruiste, a annoncé qu’en décembre 2022, il laissera au vestiaire son costume de directeur pour revêtir de nouveau, le plus souvent possible – il l’espère –, celui d’acteur (lire plus bas).
Il ne lui aura finalement fallu que peu de temps pour redonner de sa superbe au TNS. À force d’envie et d’engagements forts, Nordey est parvenu à faire de l’unique théâtre national situé en province l’une des plus grandes scènes françaises de la création contemporaine. Pour remettre « le théâtre au centre du jeu », comme il dit, Stanislas Nordey a su (bien) s’entourer d’artistes issus de la nouvelle génération qui participent à l’ensemble du processus de direction. Parce que, chez lui, cela va de soi, on est plus intelligent à plusieurs que tout seul, surtout pour diriger.
ll a remis les écritures contemporaines au cœur du jeu, battant ainsi en brèche l’idée que pour attirer des spectateurs au théâtre il faut impérativement faire du classique. Des spectateurs, le TNS en a gagné ces dernières années. Accélération des tournées sur tout le territoire, parité et diversité au sein de la formation d’acteurs, la « vision Nordey » est engagée sans jamais être démago. Celle d’un théâtre pour tous. La fonction première du théâtre n’est pour lui pas tant de divertir que d’offrir « le temps du recul, le temps de la pensée, de la réflexion, une manière de rester en éveil ». Nécessité de prendre de la hauteur, urgence absolue de saisir le temps de la réflexion, Stanislas Nordey est assurément un homme synchrone avec son temps.
Pour l’Éclaireur, il revient sur quelques-uns de ces livres importants qui ont ponctué sa vie…
Quel est le premier livre qui vous a marqué ?
Le tout premier des premiers, ce doit être Le Crime de l’Orient Express d’Agatha Christie. Ma grand-mère était institutrice et, grâce à elle, j’ai commencé à lire très tôt. Mon entrée en littérature, oui, c’est ce livre. Ou comment est-ce que, tout à coup, on découvre qu’il n’y a pas qu’un seul tueur. Ça a été un vrai déclic sur la complexité de la fable, sur la façon dont, dans un livre policier classique, il peut y avoir soudainement un déplacement. Cela m’a troublé dans mon rapport à la littérature.
Celui qui parle le mieux d’amour ?
J’hésite… Allez, je vais dire Penthésilée de Heinrich Von Kleist. La reine des amazones qui combat Achille, alors qu’elle l’aime, et qui, dans un moment de folie, le tue et le dévore. Elle se réveille et découvre donc qu’elle a avalé l’être aimé. Pour moi, il n’y a pas plus beau que cette absorption de l’être aimé. C’est bien plus beau, bien plus fort que Roméo et Juliette ! Ingérer l’être aimé et puis découvrir avec horreur, mais aussi avec une certaine forme de bonheur, qu’on l’a fait, c’est magnifique. D’une manière générale, je trouve que les livres qui parlent le mieux d’amour sont les livres qui sont sur les faits, sur des éléments concrets.
Celui qui vous fait rougir ?
Ça dépend de quelle manière ça fait rougir. Je dirais Portnoy et son complexe de Philip Roth. Je m’y reconnais tellement que j’ai l’impression que c’est moi. L’adolescent face à sa sexualité, en prise avec ses troubles, avec toutes ses questions insolubles. Se reconnaître à ce point dans un personnage fictif, c’est si troublant qu’on en vient forcément à rougir.
Celui qui vous dérange ?
Sans aucun doute, un livre de Pierre Guyotat, Joyeux animaux de la misère, en deux tomes. Pourquoi ? Parce que tout dérange, interpelle, ici : la violence charnelle, la confusion des sexes, la pornographie, celle qui va au-delà de celle qu’on imagine, car c’est une pornographie par les mots, la seule pornographie brûlante, selon moi, mais aussi une langue qui dérange tant elle est difficile à escalader. On est donc obligé de prendre son temps, d’avancer pas à pas. Et quand c’est comme cela, les mots rentrent forcément plus encore en vous.
Celui qui vous obsède ?
Le livre de chevet sur lequel je reviens sans cesse, c’est un petit objet qui s’appelle Ce que la vie signifie pour moi de Jack London. Il s’agit d’une forme de récit autobiographique sur ce que c’est que traverser toutes les couches d’une société. Démarrer très bas, monter très haut. C’est un récit à la fois socialiste, dans le sens du socialisme des années 1900 en Angleterre, et, en même temps, ça ressemble à mon expérience de vie, car je suis passé par pas mal de couches de la société dans ma vie. Né dans un milieu très bourgeois, puis violemment déclassé, et retrouvant une autre couche de la société plus tard. Ce livre m’accompagne presque quotidiennement.
Celui qui vous fait rire ?
Ce que j’aime dans la littérature, c’est quand elle excède, quand elle va au-delà de ce qu’on en attend. Je choisis donc Les Onze Mille verges de Guillaume Apollinaire. C’est le bouquin que les camarades vous conseillent un sourire en coin quand vous êtes adolescent. Vous pensez alors que ça va être excitant et en fait non, on hurle tellement de rire à chaque page que ça provoque autre chose. Un livre formidablement croqué et raconté.
Celui qui vous fait pleurer ?
Alors, est-ce que les livres font pleurer ? J’ai pu être très ému, oui, mais les larmes… Je réfléchis, il doit y avoir quelque chose. C’est pas facile… Je l’ai ! C’est un livre de Mathieu Riboulet, Les Portes de Thèbes. L’auteur, atteint d’une maladie grave, y met en parallèle sa propre mort à venir et le parcours des tueurs du Bataclan. J’ai rarement lu quelque chose d’aussi bouleversant, un regard aigu et acéré sur le monde d’aujourd’hui. Ça dit des choses qu’on n’ose pas se dire à soi sur d’où viennent les criminels, d’où vient la barbarie, sur le pourquoi elle est si insoluble dans notre société.
Celui qui vous console ?
Le Livre de Monelle de Marcel Schwob, sans hésitation. C’est un bijou notamment dans la première partie, qui s’appelle Les Paroles de Monelle, une petite prostituée. Dès qu’un proche perd un être cher, j’envoie un extrait de ce livre, qui ouvre quelque chose d’incroyable sur ce qu’est la vie, la mort, le passage.
Celui que vous n’avez pas compris ?
Tous les livres de Jean-Luc Nancy. Pas compris, ou pas complètement, je dirais. Pour moi, c’est très important de lire ce qui me résiste, je vais au contact de livres qui me permettent de grandir. Or, je pense que l’on grandit avec des textes qui entrent en résistance avec la pensée. Tous les livres de Nancy sont ainsi. Quand j’arrive au bout, je sais qu’il faudra que j’y revienne, et ça, ça me plaît. Celui que j’aime le moins c’est sans doute L’Intrus, où il raconte son opération à cœur ouvert. Parce que celui-ci est parfaitement lisible !
Celui que vous voulez lire depuis des années, sans jamais y parvenir ?
Attention, je vais faire une lapalissade : À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Je ne l’ai même pas commencé, car le jour où je l’ouvre, je ne le referme plus, je vais au bout. Ce que j’attends pour m’y mettre ? Un prochain confinement ! (Rires) Des copains qui ont eu moins d’activité que moi pendant le premier confinement se sont payé le luxe de le lire, ils me narguaient. Je ne sais pas quand j’y arriverai. Allez, dans une quinzaine d’années, peut-être que je m’y mettrai !
La question bonus : vous quitterez vos fonctions au TNS dans une année, quasiment jour pour jour. Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour la suite ?
De formidables aventures artistiques en tant que comédien ! Plus je vieillis, plus ma drogue c’est le plateau. Je suis né au théâtre en tant qu’acteur, puis je suis passé à la mise en scène. J’ai retrouvé le métier d’acteur aux alentours de la quarantaine et plus j’avance, plus ça prend de la place dans mon désir. Mon désir premier, c’est de jouer. Ça ne veut pas dire plus de direction ni de mise en scène, mais ça veut dire que, avant toute chose, je veux être sur scène le soir, être encore et encore en rapport direct avec le public.