Entretien

Thomas Lilti : “Dans la saison 3 d’Hippocrate, les personnages piratent le système”

10 novembre 2024
Par Lucas Fillon
“Hippocrate”, saison 3, le 11 novembre sur Canal+.
“Hippocrate”, saison 3, le 11 novembre sur Canal+. ©Canal+

C’est peu dire qu’elle est attendue. À partir de ce 11 novembre, Canal+ proposera la troisième saison d’Hippocrate, l’une de ses créations originales phares. On a profité de l’occasion pour interroger l’homme derrière ce succès fulgurant : Thomas Lilti.

Immersion saisissante au sein d’un hôpital de banlieue parisienne, la série du cinéaste Thomas Lilti, ancien médecin, est l’une des plus réussies du paysage audiovisuel. La première saison, lancée en 2018, introduisait ceux qui seraient les héros du show – les internes Chloé Antovska (Louise Bourgoin), Alyson Lévêque (Alice Belaïdi) et Hugo Wagner (Zacharie Chasseriaud) – et Arben Bascha (Karim Leklou), un médecin albanais installé en France. On les suivait alors en train de se débattre avec leurs tourments et un système de santé dont ils découvraient la fragilité.

Dans la saison 2, diffusée en 2021, Chloé, Alyson, Hugo et Arben avaient rejoint le service des urgences, dirigé par le charismatique Olivier Brun (Bouli Lanners). Ils avaient dû faire face à un drame avant de voir apparaître la crise liée au Covid. Très attendue, cette troisième saison s’ouvre trois ans plus tard, durant l’été.

Les urgences ferment à 20 heures, des services sont inactifs et le manque de personnel et de lits se ressent davantage. Il est impossible d’exercer correctement son métier. Afin de ne délaisser aucun patient, les internes ainsi que le médecin albanais optent pour une solution illégale, sans en informer Olivier Brun. Font-ils le bon choix ? Pour L’Éclaireur, Thomas Lilti décrypte les enjeux d’Hippocrate, saison 3.

La désobéissance est au cœur de cette troisième saison. Pourquoi ?

En 2020, à cause du Covid et du confinement, nous avons été contraints de mettre à l’arrêt le tournage de la saison 2. Durant cette période, je suis allé prêter main-forte à l’hôpital [expérience que Thomas Lilti a relatée dans son ouvrage Le Serment, paru chez Grasset en 2021, NDLR]. Cela faisait des années que je n’y étais pas revenu en tant que médecin. J’ai été frappé par ce que j’y ai observé. J’y ai vu des femmes et des hommes pleinement engagés, mus par l’envie de soigner, tout en constatant chez eux une grande souffrance.

Hugo Wagner (Zacharie Chasseriaud) dans la saison 3 d’Hippocrate.©Canal+

Toutes et tous éprouvaient cette douleur de ne pas pouvoir bien faire leur travail, d’être obligé de trier et prioriser les patients. Une question m’a assailli : quand l’ordre est donné de ne pas prendre en charge tout le monde, d’aller au plus vite, à quel moment résiste-t-on à cette injonction intenable ? Dans cette troisième saison, j’ai voulu que les personnages soient confrontés à la situation invivable des soignants. Alyson, Arben, Chloé et Hugo cherchent des alternatives, qui s’apparentent à de la désobéissance. Ils piratent le système.

Si Alyson, Arben, Chloé et Hugo se rebellent, Olivier Brun, le chef des urgences, si investi dans la saison 2, semble, lui, fatigué de se battre. Est-il résigné ?

Olivier Brun porte en lui une culpabilité par rapport au drame survenu dans la saison 2, même s’il n’en est pas responsable. Et, comme chacun, il a subi la pandémie, où la pratique médicale a été mise à rude épreuve. Je ne dirais pas qu’il est résigné. En revanche, pour lui, il n’est plus possible de fonctionner comme avant, c’est-à-dire tout donner, car, au final, ce sont les soignants qui trinquent. Désormais, il lui apparaît capital que son équipe se protège. Cela fait écho à la réalité. Les médecins, les infirmières et infirmiers, aides-soignantes et aides-soignants fuient l’hôpital public. Malgré leur vocation, leur motivation, leur souhait d’être dans le partage, ils n’y arrivent plus. Olivier Brun, c’est pareil : il n’y arrive plus.

Arben Bascha (Karim Leklou) dans la saison 3 d’Hippocrate.©Canal+

L’action ne se déroule pas durant la crise sanitaire, mais trois ans après, alors même que la deuxième saison s’achevait sur ses débuts. Pourquoi cette ellipse ?

La saison 2, malgré elle, est celle de l’hôpital d’avant la crise sanitaire, où les difficultés étaient déjà immenses. Quand l’idée d’une troisième saison a émergé, je me suis interrogé sur ce qu’il fallait mettre au centre. Et je n’ai pas souhaité revenir sur le Covid. Nous y avons tous été confrontés et cela me paraissait être un peu derrière nous. Ce qui me semblait pertinent, c’était de rendre compte de l’état de l’hôpital public français en 2024. La crise sanitaire a mis un coup de projecteur sur cette institution.

Chloé Antovska (Louise Bourgoin) dans la saison 3 d’Hippocrate.©Canal+

Les soignants ont été admirés, applaudis. Mais, à présent, se portent-ils mieux ? S’est-on occupé d’eux ? Non. Je ne suis pas dans une posture militante quand je l’affirme, car ce n’est pas une question de bord politique. Mais le fait est que les femmes et les hommes qui nous gouvernent ne trouvent pas de solutions aux maux de l’hôpital. Et l’hôpital, on y est tous, je crois, très attachés. Il fait partie de notre patrimoine, c’est notre service public. On a un lien avec lui, parce qu’on y est né, parce qu’on a des membres de notre famille qui y sont ou y travaillent, etc. Exposer ce qu’il est aujourd’hui s’est imposé.

La séquence où Victor, un jeune schizophrène, lutte contre une nouvelle crise, est très marquante. Victor est violent avec le docteur Saïd Larouchi qui, malgré l’aide d’Hugo et de l’infirmière Laura, peine à l’immobiliser. Avec agressivité, le médecin, paniqué, somme Laura de lui administrer un médicament. Elle implose, car elle sait que Victor a déjà reçu un traitement lourd et que, si le suivi avait pu se faire dans des conditions “normales”, il n’en serait pas là…

Cette séquence est fondamentale à de multiples égards. Compte tenu des circonstances, le docteur Larouchi juge qu’il faut mettre l’affect de côté. Or, on ne peut pas soigner sans émotion. C’est une opinion que je défends et le personnage de Laura, à cet instant, l’incarne avec force. Le soin, c’est un échange entre le malade et le soignant. Dans la suite de la séquence, Laura réussit à calmer Victor par le dialogue. Le docteur Larouchi renonce au médicament et s’excuse auprès d’elle et auprès d’Hugo. Qu’il prononce ces mots, c’est essentiel à mes yeux.

Alyson Lévêque (Alice Belaïdi) dans la saison 3 d’Hippocrate.©Canal+

Quand j’étais plus jeune et que j’officiais à l’hôpital, l’excuse était rare, ce dont j’ai souffert. Pourtant, se tromper est fréquent – et je me suis souvent trompé. Quand l’excuse arrive, elle fait du bien. Je veux que les personnages s’excusent, qu’ils aient cette forme de noblesse. Cette scène montre aussi que Laura, infirmière, en sait plus que le médecin. Quand j’exerçais, j’ai souvent été conseillé par des infirmières et infirmiers plus aptes que moi à évaluer ce qui était efficace pour tel ou tel patient.

C’est un aspect qu’il faut rappeler. D’ailleurs, Hippocrate n’oublie pas de raconter les infirmières, les infirmiers, les aides-soignantes et aides-soignants. Leurs parcours ne sont pas autant développés que ceux des médecins, mais on se souvient d’eux. Enfin, la séquence répond à une ambition de la série : accorder une place prépondérante à la douleur psychique. Une douleur face à laquelle l’hôpital français est assez désarmé, même si, bien sûr, il existe des personnes compétentes pour la gérer.

Un autre sujet de société traverse cette saison : la prise en charge du grand âge. Il est abordé par différents prismes. Il y a Madame Jeannin, atteinte de la maladie d’Alzheimer, lâchée par sa fille et son gendre ; ces résidents d’un Ehpad, dont l’équipe comprend qu’ils sont maltraités…

Le quotidien d’un hôpital est rythmé par l’accueil de personnes âgées qui se cassent le col du fémur, qui sont atteintes de démence, etc. C’est une réalité qu’il fallait retranscrire. Une réalité qui, en outre, dit que notre société ne parvient plus à s’occuper dignement de ses aînés. Et je trouve cela terrible. Ces personnes, ce sont nos grands-parents, nos parents et, un jour, ce sera nous. Cette situation me perturbe énormément et il était primordial d’en témoigner.

David Saliba (William Lebghil) dans la saison 3 d’Hippocrate.©Canal+

Vous avez intégré un nouveau personnage, David Saliba (William Lebghil). Cet ophtalmologue rejoint l’hôpital afin d’aider. Qui est-il ?

David Saliba, c’est le candide. Il exerce au sein d’une clinique privée et il hallucine de découvrir le délabrement de l’hôpital public, qu’il connaît mal. Il a un recul, un regard extérieur, comme pouvaient l’avoir Alyson, Arben, Chloé et Hugo dans la première saison. C’est par lui que l’on se questionne sur le bien-fondé des agissements des héros. Mais, très vite, animé par le souci de bien faire, David doit composer, lui aussi, avec des dilemmes.

Vous aviez dirigé William Lebghil dans vos longs métrages Première Année (2018) et Un métier sérieux (2023). Au fil des projets, vous aimez retrouver les comédiennes et comédiens avec qui vous avez précédemment collaboré. Pourquoi est-ce essentiel pour vous ?

Ils m’inspirent. J’ai envie d’écrire à nouveau pour eux. Côté technique et production, je suis également entouré des mêmes personnes depuis des années. C’est ma façon de procéder et cela me rassure. C’est tellement angoissant de réaliser un film ou une série, il y a tant d’inconnues, que c’est agréable de savoir qu’on peut trouver du réconfort auprès de gens qu’on aime. Et cette fidélité fait que je reçois beaucoup en retour.

Y aura-t-il une saison 4 d’Hippocrate ?

J’aimerais. J’y travaille.

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