Critique

Houris : que vaut le livre de Kamel Daoud, prix Goncourt 2024 ? 

04 novembre 2024
Par Thomas Louis
Kamel Daoud a remporté le prix Goncourt.
Kamel Daoud a remporté le prix Goncourt. ©Francesca Mantovani/Gallimard

Dix ans après Meursault, contre-enquête (déjà en sélection finale du prix Goncourt 2014), Houris, le deuxième roman de Kamel Daoud, remporte le plus prestigieux des prix littéraires en France. Le récit d’une survivante de la guerre civile algérienne, qui se bat entre sa gestion de la culpabilité et l’oubli collectif d’un pays sans mémoire.  

Des années 1990 aux années 2000, la guerre civile algérienne est un non-sujet. Il est possible que Houris ne soit jamais dans les rayons des libraires du pays. Une loi – citée en exergue du roman – empêche de parler de cette guerre qui aurait fait, en Algérie, entre 150000 et 250000 morts. Des morts dont il faudrait autant de livres pour parler correctement. 

On ne fait donc pas plus monstrueux que d’interdire de parler de la guerre. Heureusement, il y a la fiction. Une fiction qui rend ce livre important.

« Je parle et dès que je parle, la route bavarde à travers moi. »

Kamel Daoud
Houris

17 centimètres. C’est la taille de la cicatrice que possède Aube, le personnage principal de ce roman, victime de la guerre alors qu’elle avait 5 ans. Une métaphore évidente du silence, qui se couple à une langue très symbolique de la part de l’auteur, qu’il met au service de cette histoire poignante.

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Aube est une jeune femme qui travaille dans un salon de beauté. Lorsqu’elle était enfant, elle a survécu à un égorgeur, alors que sa sœur, qui était à ses côtés, n’a pas connu le même destin. Aube est la seule rescapée. Elle a fermé les yeux lorsque sa sœur se faisait tuer. À travers sa voix intérieure, la culpabilité transpire : pourquoi a-t-elle survécu ?  

Aube est enceinte et, dans ce monologue intérieur, elle commence à s’adresser à cet enfant qu’elle n’aura peut-être pas. Une voix intérieure de femme, comme un hommage à l’universalité de la littérature ; mais Kamel Daoud va évidemment plus loin.

En effet, en prenant la voix d’une femme qui attend un enfant (même si d’autres voix s’élèvent en parallèle), il met en exergue tout ce que représente la pensée de la mort lorsqu’on s’apprête à donner la vie. Comment penser cette mort lorsqu’on l’a vue de si près ? Une Houri est une vierge du paradis. Une femme qui, au fond, n’existe pas, et que la voix intérieure d’Aube tente de se réapproprier. 

« Je n’avais nul besoin de crier. Car, ma Houri, la langue intérieure sait parler à l’ennemi mieux que la langue extérieure avec ses mots limités. »

Kamel Daoud
Houris

La voix intérieure d’une survivante 

À travers ce récit de survivante, on comprend que, dans cette guerre dont il est question, cette décennie noire qui porte bien sa couleur, les enjeux étaient multiples. Prendre la voix d’une femme, pour Kamel Daoud, revenait également à comprendre que, pour elles, la guerre s’infiltre dans chaque coin de leurs vies. En parler lorsqu’on s’adresse à une vie qui peut naître est d’autant plus impactant.

« Ma petite Houri, que viendrais-tu faire avec une mère comme moi, dans un pays qui ne veut pas de nous, les femmes, ou seulement la nuit ? »

Kamel Daoud
Houris

À travers son monologue intérieur, sa conversation avec celle qu’elle porte en elle, Aube nous raconte aussi de quelle manière on empêche les victimes d’être reconnues comme telles. En revenant dans son village, sur les traces de son passé, elle réalise la violence de cela. Les gens ne veulent pas se souvenir. Il ne faut pas se souvenir. C’est interdit. Le souvenir est pénalisé. 

« Et nous, les survivants de la guerre civile ? Rien. On ne nous accorde pas une seule date nationale, pas un seul souvenir à s’accrocher au cou. Nous avons à peine droit aux cicatrices. »

Kamel Daoud
Houris

Les chiffres et la fiction 

Il aura fallu 400 pages découpées en trois parties à Kamel Daoud pour raconter la mémoire intime d’un pays qui refuse de se souvenir.

Ce souvenir, c’est celui de cette guerre civile, cette décennie noire. Entre les années 1990 et les années 2000, l’auteur est journaliste et assiste à cela. On le comprend en lisant ce roman, cette nécessité démocratique qu’est l’écriture journalistique ne remplacera jamais celle de l’écrivain de faire vivre les chiffres du premier.

En mettant de la fiction dans la tragédie, Kamel Daoud permet de gérer la mémoire du pays, de placer au centre de la table les morts oubliés par leur propre nation. Cela passe aussi par des scènes qui semblent ne pas pouvoir s’inventer, comme celle du gynécologue. Parfois, raconter l’invraisemblable paraît nécessaire pour déciller. Ce livre en est l’exemple parfait.  

« C’est que, vois-tu, un souvenir est toujours écrit sur de l’eau, du sable, des matières qui changent et fuient. »

Kamel Daoud
Houris

La langue de Kamel Daoud est ronde, poétique et correspond à ce que l’on attend de la beauté : de la richesse, de la violence, et une langue extérieure qui ne dit pas tout. Au-delà de recueillir une pensée de l’horreur, le style essaie de la sauver. Car il s’agit bel et bien d’un roman, qui nous fait ressentir l’injustice, la difficulté d’être une femme en Algérie à la lumière de ces événements. Houris n’est pas un essai, il n’expose pas de chiffres. C’est un livre de ressenti, qui questionne autant qu’il rend la souffrance universelle.

Puisqu’on le sait : on n’échappe pas, jamais, à son époque.  

Houris, de Kamel Daoud, Gallimard, août 2024, 416 pages, 23 €.

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