À l’occasion du festival Quais du polar qui se déroule à Lyon, et dont la Fnac est partenaire, L’Éclaireur a mené une enquête croisée avec deux ténors du genre, Franck Thilliez et Olivier Norek; afin de comprendre ce qui fonde un bon roman policier aujourd’hui.
Quel est le premier polar qui vous a rendu accro ?
Franck Thilliez : J’ai rapidement été accro à un genre en réalité. Ce n’était pas le genre policier, mais plutôt celui de l’horreur avec Stephen King. Je pense aussi au Chien des Baskerville de Conan Doyle. C’est peut-être d’ailleurs ce livre que j’ai dû lire en premier. Je devais avoir 11 ou 12 ans. Je l’ai adoré. Je me souviens de l’ambiance, incroyable, proche du thriller. C’est une atmosphère dingue alors que le livre a été écrit dans les années 1900.
Olivier Norek : Dans Conan Doyle, tout est déjà là. Et si on parle de science-fiction, quand tu lis Barjavel, La Nuit des temps, écrit en 1960, il y a déjà des twists et des cliffhangers que tu retrouves aujourd’hui et qui n’ont absolument pas vieilli, ou, en tout cas, qui commencent à peine à vieillir. Tout avait déjà été inventé il y a 60 ans ! Je pense réellement que tout a déjà été écrit. La seule chose qui peut changer, c’est la manière dont on voit les choses et la plume que l’on va utiliser pour les raconter. Je dis bravo à l’auteur de romans policiers qui arrivera un jour en disant : “J’ai trouvé une histoire que personne ne connaît.” Parce que c’est très compliqué !
Dans mon cas, j’étais déjà en plein milieu du polar au quotidien, puisque j’étais policier et enquêteur à la police judiciaire. Donc je lisais assez peu de romans policiers… Si je remonte un peu, je dois forcément citer Les Racines du mal de Maurice G. Dantec. Il m’a montré que le roman policier pouvait tout aborder : la technologie, le thriller, les relations amoureuses, avec, aussi, toutes les horreurs qu’il a mises dedans.
« Le polar est une boîte à outils formidable pour parler de ce qui nous entoure et raconter tout ce qu’on veut raconter. »
Franck Thilliez
Il m’a montré que l’on pouvait aborder, à travers le ludique et le spectacle, des sujets beaucoup plus importants. C’est exactement le concept du sucre qui entoure les médicaments qui ont mauvais goût. Quand j’essaie d’écrire un roman sur la jungle de Calais et une enquête qui se passe dans un camp de réfugiés, autant vous dire que le sujet n’a absolument rien de sexy… Mais si on enrobe tout cela dans du polar, alors on peut tout faire lire.
Comment ce genre s’est-il imposé à vous en tant qu’auteurs ?
F. T. : C’est vraiment le mot, ça s’est imposé. Lorsque j’ai écrit mon premier roman, je ne me suis pas demandé ce que j’écrivais. J’ai écrit une histoire que j’avais en tête, mais qui est née de tout ce que j’aimais, c’est-à-dire le genre du polar, le thriller et la mécanique du suspense. En me mettant à raconter cette histoire, il se trouve qu’elle rentrait dans ce cadre-là. Ensuite, une fois qu’elle a été publiée, elle s’est rangée dans le genre du polar, mais je ne me suis pas dit : “Je vais écrire un polar.” L’histoire que j’ai inventée a primé et c’est elle qui a donné ce premier livre.
C’est un genre qui me correspond bien et dans lequel, comme le disait Olivier, on peut tout raconter. Il est extrêmement vaste. On peut aller aussi loin qu’on veut parce que ça fait partie aussi du genre d’aller dans certains extrêmes et de parler du monde par le biais d’une enquête. C’est une boîte à outils formidable pour parler de ce qui nous entoure et raconter tout ce qu’on veut raconter.
O. N. : Je pense que l’on est d’abord pris par une histoire, oui. Cette histoire devient tellement importante que l’on n’a presque pas le choix de la raconter. Elle nous habite. On utilise le style littéraire qui convient le mieux à notre récit. Aujourd’hui, les choses que l’on a envie de raconter s’agrègent parfaitement avec le polar. Elles se combinent, elles se complètent. Mon prochain roman se passe en 1939 et raconte une toute petite guerre que tout le monde a oubliée entre la Russie et la Finlande. Mon histoire ne me laisse pas le choix de l’écrire parce qu’elle m’a percuté. Je dois la raconter, j’ai besoin de la raconter. Le style littéraire dont je vais avoir besoin n’est pas celui du polar, mais je ne me suis pas non plus dit : “Tiens je vais publier en littérature blanche parce que c’est bien de faire de la blanche.” Si ma nouvelle histoire avait été une histoire qui avait besoin du polar, j’en aurais encore écrit.
F. T. : Pour compléter, j’irais même au-delà : l’écriture est le moyen le plus simple pour moi de raconter mes histoires. J’avais cette intrigue en tête et je ne me voyais absolument pas prendre une caméra et en faire un film. Je n’avais pas de lien avec le milieu du cinéma. Les seuls objets que j’avais à ma disposition étaient un stylo et une feuille. L’écriture, c’est finalement le moyen que j’ai trouvé pour pouvoir la faire exister. Après, peut-être que le média aurait été différent si j’avais grandi dans un milieu de cinéastes, de peintres ou autre. Je pense, en revanche, que les histoires seraient restées les mêmes.
« Je suis un policier, un poulet de terrain et du bitume, donc j’ai écrit des bouquins qui sentent le café froid et les cellules de garde à vue, parce que c’est mon monde. »
Olivier Norek
Quels sont les secrets et les ingrédients d’un bon polar ?
O. N. : Le premier écueil, c’est d’écrire une histoire qui ne nous appartient pas. Évidemment, on peut écrire ce que l’on veut. Cependant, quand on commence, il faut se souvenir que le polar est démocratisé, qu’il appartient à tout le monde. On m’appelle régulièrement pour me demander comment se déroulent une garde à vue ou une enquête en préliminaires, ou encore ce qu’est une commission rogatoire. Quand on me pose ces questions, je réponds toujours que si vous n’avez pas la réponse, c’est peut-être que cette histoire n’est pas tout à fait la vôtre. Vous avez le droit d’écrire du polar, mais écrivez le polar qui vous ressemble. Vous êtes psy ? Écrivez des polars avec des personnages bien torturés dans un huis clos et dans une maison perdue sur une colline. Vous êtes fan d’histoire ? Faites comme Lœvenbruck et écrivez un polar qui se passe en 1589.
Vous êtes le référent des nouvelles technologies ? Faites comme Monsieur Franck Thilliez, écrivez des polars qui tournent autour des nouvelles technologies et de la science. Je suis un policier, un poulet de terrain et du bitume, donc j’ai écrit des bouquins qui sentent le café froid et les cellules de garde à vue, parce que c’est mon monde. Et puis, autre chose : il faut écrire, écrire et écrire. Plus on écrit, plus on a confiance en sa plume. Après cela, on peut se permettre d’aller voir d’autres régions.
F. T. : C’est vrai ! Il faut aussi ajouter qu’une des peurs quand on commence à écrire, c’est que l’on a celle de raconter une histoire qui existe déjà. Mais ce qu’il faut se dire, c’est que toutes les histoires existent déjà. Depuis les Grecs, depuis Shakespeare et même plus tard, tout a été fait en termes d’émotions, de vengeance, de sentiments ou de colère. En revanche, ce qui va faire la différence, c’est votre univers. Quand j’ai commencé, je voulais raconter une histoire de disparition et d’amnésie. On sait que ça existe et que ça a déjà été fait. Ça peut nous bloquer, mais il ne faut pas, parce que ce qui va vraiment faire la différence, c’est l’âme que vous allez mettre dans votre histoire, les personnages et l’univers.
« Vous avez le droit d’écrire du polar, mais écrivez le polar qui vous ressemble. »
Olivier Norek
Tous les personnages sont uniques. On crée tous des personnages de flics. Olivier a le sien, j’ai le mien, Bernard Minier a le sien. Ils sont tous différents et, pourtant, ce sont des flics comme il en existe des centaines déjà écrits par les plus grands auteurs. Pourquoi notre flic marche ? Parce que lorsque l’on y met un peu de nous-mêmes, un peu de notre âme et que ça parle à certaines personnes. Il y a une résonance. Il ne faut pas avoir peur de raconter l’histoire que l’on a envie de raconter et qui nous habite. Peu importe si elle existe déjà, c’est fait de toute façon. Ce qui sera différent, c’est que quand on lira cette histoire-là, on saura que c’est la vôtre.
O. N. : Ce qui est fabuleux, c’est qu’en réalité on ne réécrit pas les romans qui ont déjà été écrits. Prenons l’exemple du cinéma : Le Salaire de la peur de Clouzot et Le Convoi de la peur de Friedkin, racontent la même histoire. Pourtant, la voix de chaque réalisateur, mais surtout son œil et son image, rendent les choses complètement différentes. Pourquoi ne serait-ce pas la même chose en littérature ? Il ne faut absolument pas avoir peur de se dire que cette histoire existe déjà, parce que même quand on fait Le Salaire de la peur deux fois, ça donne deux films différents et deux films d’une incroyable qualité.
Olivier, vous avez traqué des criminels durant 17 ans. Franck, vous vous êtes entouré de professionnels, dont des flics, et vous vous êtes déjà rendu sur le terrain pour mieux le comprendre. Pensez-vous qu’il faut nécessairement connaître le milieu policier et avoir côtoyé le côté sombre de l’âme humaine pour écrire de bons polars ?
F. T. : Je ne pense pas que Fred Vargas soit déjà allée dans un commissariat, alors qu’elle écrit de superbes polars, avec des personnages incroyables. Même s’il y a beaucoup d’invraisemblances, on s’en fiche, parce que c’est complètement assumé. Si on sent que ça fait partie de l’univers de l’auteur et que ce n’est pas procédural, il y a un contrat. Quand vous commencez un livre, vous sentez si l’auteur part dans quelque chose qui va être un peu exagéré et dans lequel il ne va pas se concentrer sur les horaires très précis de garde à vue, parce qu’il s’en fiche. Vous allez sentir s’il préfère s’intéresser à l’âme humaine. Après, il y a les autres auteurs qui, eux, vont rentrer dans le détail et si, à un moment donné, ils écrivent une bêtise, on va leur tomber dessus.
« Il faut raconter l’histoire que l’on a dans le ventre. »
Olivier Norek
Chacun doit s’approprier un univers. J’aime créer des histoires un peu scientifiques et la science demande quand même de l’exactitude. Ce qui n’empêche pas de tricher aussi ! Parfois, il faut trouver le juste milieu. Si on a besoin qu’un test ADN soit un peu plus rapide que dans la réalité, on triche, parce que l’on va privilégier l’histoire, mais on ne déflore jamais la vérité. De fait, j’aime bien ne pas trop raconter de bêtises, mais ça s’est fait au fil des années.
Dans mon premier roman, Train d’enfer pour ange rouge, le commissaire Sharko partait seul mener des enquêtes. Il allait sur les scènes de crime, toujours tout seul. C’était complètement délirant et faux, mais ça ne dérangeait pas les gens. Au fur et à mesure des années, j’ai pu me corriger parce que je sais à peu près comment ça marche aujourd’hui. Ça peut, cependant, ajouter des contraintes parfois pénibles, et c’est pour cette raison que certains flics qui écrivent ont du mal à s’extraire de toutes les procédures.
Il faut toujours trouver le juste milieu : savoir si on peut laisser un peu de côté tout ce qui est procédure et partir dans l’univers des personnages et des âmes, ou si on veut aller vers un lectorat qui veut savoir comment tout fonctionne en réalité.
O. N. : Je pense que le plus important, c’est le contrat. Ceci étant dit, ça ne nous empêche pas de surprendre le lecteur en faisant un genre ou un style nouveau. Une fois qu’un lecteur a lu deux ou trois de vos livres, quand il achète le quatrième, il s’attend quand même à quelque chose. Il y a vraiment un contrat qui est passé.
C’est la différence, et à nouveau j’aime bien faire des parallèles avec le cinéma ou la télévision, entre l’état d’esprit dans lequel je suis quand je lance un épisode de la série Engrenages, où tout est nickel, les relations entre les avocats, les juges et les flics, etc., et quand je lance un film d’action américain avec des policiers qui tirent 250 000 balles sans se toucher ou qui tirent à la kalach en plein Paris. Je sais faire la différence, tout comme les lecteurs et les lectrices.
Quels conseils donneriez-vous à des personnes qui rêvent d’écrire des polars, mais qui n’osent pas se lancer ?
O. N. : Il faut raconter l’histoire que l’on a dans le ventre. Il ne faut jamais écrire pour les autres, pour être lu ou vendu. D’abord, il faut dérouiller sa plume et écrire quelque chose qui nous ressemble. Parfois, c’est quelque chose qui est si intime qu’on ne le fera pas lire. Il faut commencer par aller chercher en soi : à l’intérieur, c’est quoi ? Qu’est-ce que l’on écrit, si ce n’est nos émotions, notre sensibilité et notre manière de voir le monde ? Si on écrit les émotions des autres, les sensibilités des autres et la manière de voir le monde des autres, le roman que l’on a écrit ne nous appartient pas, ça ne sera pas le nôtre. Il faut s’écouter au début. On a dans le ventre, toutes et tous, au moins une ou deux histoires que l’on aimerait raconter et c’est par celles-là qu’il faut commencer.
F. T. : J’apporterais quand même une nuance. Quand on écrit, il faut au moins avoir un lecteur : soi-même. L’histoire que l’on a en tête n’est pas forcément intéressante. Peut-être que l’histoire est géniale et qu’elle renferme quelque chose de très fort émotionnellement, mais il faut se demander si ça va intéresser les gens. Il faut quand même avoir une petite pensée pour le lecteur. Ce n’est pas le nombre de lecteurs qui compte, mais plutôt l’histoire. Est-ce que je la lirais en tant que lecteur ? Est-elle destinée à être lue ou est-elle intime ? Si elle est intime, pour moi, ce n’est pas vraiment du roman policier, c’est autre chose.
Pour revenir aux bases de la question, il faut avoir quelque chose à raconter, et de la matière, tout simplement. Il faut aussi avoir un bon personnage. On raconte l’histoire d’un personnage et c’est le personnage qui raconte l’histoire. Si on a les deux, c’est incroyable, car c’est pour ces deux éléments que l’on va lire un livre et s’attacher au personnage. En général, ce que l’on retient de toute façon des bons livres, c’est un personnage. C’est Lisbeth Salander, c’est James Bond…
O. N. : C’est bien Stephen King qui disait que l’histoire devait primer ! Ceci étant dit, bien que je voue à Stephen King une admiration sans bornes, si je reprends tous les livres que j’ai aimés, toutes les séries que j’ai aimées, tous les films policiers que j’ai aimés, je pense qu’à 95 % du temps, je suis incapable de me souvenir de l’enquête de police. Par contre, le personnage, je m’en souviens. Je me souviens de Maigret, je me souviens de Sherlock Holmes, je me souviens de Luther dans la série avec Idris Elba…
Je me souviens d’abord des personnages et de ce qu’ils ont vécu émotionnellement. À travers le personnage, j’essaie de me souvenir de l’intrigue. L’intrigue doit être parfaite pour ne pas être oubliée. Sans l’histoire, sans l’intrigue, le personnage se balade nulle part. Pour tout vous dire, je réalise que je suis incapable de me souvenir, tout de suite, d’une enquête de Sherlock Holmes ou de Maigret. Il faudrait que je prenne le temps, que je me remémore. En revanche, eux, je les vois immédiatement. C’est terrible, car finalement les intrigues des plus grands auteurs sont souvent vouées à être oubliées. Même si Stephen King dit “l’histoire, l’histoire, l’histoire”, pour ma part, je dirais les personnages, les personnages, les personnages.
Terminons avec un petit coup de pouce : quel jeune auteur nous conseilleriez-vous de découvrir ?
F. T. : Cyril Carrère ! Je suis en train de lire son dernier livre, La Colère d’Inazagi. C’est un auteur français qui vit au Japon depuis plusieurs années et il écrit de très bons romans. Son dernier livre est un polar qui se passe au Japon. Dedans, il y a plein de points communs qui nous rattachent à l’histoire. C’est super, car habituellement on peut se sentir loin de ce pays, on a l’impression d’être complètement déconnecté.
O. N. : Je suis entièrement d’accord avec Franck, puisque c’est celui qui est sur mon bureau ! J’ai du mal aussi à penser que l’on puisse séparer l’auteur de son travail. Il se trouve que la plupart des gens dont j’aime le travail, je les aime aussi humainement. En plus de ça, Cyril Carrère fait partie de cette grande série d’auteurs que j’ai appris à rencontrer pendant ces 12 ans. Aucun, absolument aucun, ne m’a déçu. On pourrait penser que des Minier, des Werber et des Thilliez, au fur et à mesure, aient pris la grosse tête, mais ce n’est pas le cas. Ce sont des crèmes que je connais depuis dix ans. Je ne pense pas que ce soit anodin que ces gens qui écrivent de si belles choses soient aussi de belles personnes.
20e édition du festival international Quais du polar, du 5 au 6 avril 2024, à Lyon.