[Rentrée littéraire 2023] Plongée dans l’anéantissement d’un couple, L’Épaisseur d’un cheveu de Claire Berest offre le récit glaçant d’un homme qui implose dans une rupture et interroge son passage à l’acte. Au risque parfois de confondre amour et psychose. Critique.
Trois jours dans la vie d’un couple ordinaire. Trois jours comme les trois actes d’une tragédie, à l’issue desquels Étienne tue sa femme, Violette. Après Rien n’est noir (Grand prix des lectrices Elle en 2020) et Artifices (2021, Stock), récits d’identités vacillantes, Claire Berest s’attaque ici au féminicide, auscultant ligne par ligne l’histoire d’un passage à l’acte. Et de rappeler dès l’exergue que ce passage ne tient chez l’homme ordinaire « qu’à l’épaisseur d’un cheveu ». Critique d’un livre efficace et dérangeant.
Un dispositif implacable
Si le couple est le décor du récit, Étienne, le mari, correcteur dépressif chez « les éditions de L’Instant fou » est en fait le seul et véritable personnage du livre. Entre un récit indirect à la limite du flux de conscience et les rapports froids de la police, le texte est une longue apnée dans les pensées obsessionnelles du mari, contrebalancée par la vérité crue du travail de l’enquête.
« Était-ce une chose qu’elle lui avait dite ? Ou qu’elle avait faite ? Il ressentait un malaise, une alerte lointaine, imprécise, une dissonance cachée dans la bande son de l’inconfortable tournure qu’avait adoptée leur soirée. »
Claire BerestL’Épaisseur d’un cheveu
Du café, lieu au sein duquel il travaille « son projet » jusqu’aux soirées vernissage de sa femme auxquelles il se force à assister, en passant par son pot d’entreprise, on suit son enfermement progressif dans l’ivresse du manque et de la trahison plus ou moins imaginaire. Au bout de ce processus sans suspense, implacable, tout sera détruit ; le couple, l’appartement, les souvenirs communs, puis l’autre, ultimement, dans un dernier éclat.
Lecture pénible si elle n’était haletante grâce à une construction et un style parfaitement maîtrisés, L’Épaisseur d’un cheveu réussit à flirter avec la banalité – celle d’une rupture –, pour mieux retranscrire le processus mental d’un homme qui se coupe peu à peu de la réalité pour refuser l’abandon qu’il croit subir.
Il donne à lire avec une justesse glaçante, un « je » masculin malade, aux prises avec ses propres angoisses d’anéantissement, un anti-héros d’autant plus marquant qu’il est banal.
Le lecteur éprouvera avec lui, entre dégoût et fascination, l’immense angoisse du « quitté », angoisse monstrueuse qui comme un chancre l’habitera peu à peu tout entier, le rendra incapable d’éviter la rupture amoureuse comme psychotique. Et le meurtre d’apparaître ainsi comme un acte paradoxal : empêcher l’irréparable tout en le commettant.
« Où était Vive ? Où était-elle sa putain de femme ? »
Claire BerestL’Épaisseur d’un cheveu
Le féminicide avant MeToo ?
Mais à force d’analyser par la névrose le meurtre final, et d’emprunter au polar psychologique une rythmique et un angle, l’autrice prend le risque d’éluder en fait une partie de la réalité. Ici, nulle analyse sociale ou de genre – on se contentera d’explications lancées comme autant d’indices dans l’enquête policière : dépression de jeunesse non traitée, petites trahisons et une mère disparue. Comme si, en fait, le féminicide était un coup de folie et non un phénomène socialement construit.
L’intérêt du texte est plutôt dans ce qu’il dit du risque à écrire. Comme dans Artifices, son roman précédent, où le personnage principal se perdait à la limite de la folie, l’autrice tente ici une plongée en eau noire. Au risque de laisser Étienne, le mari homicide, prendre toute la place tandis que le portrait de sa femme – Violette est surnommée Vive, comme vivante – est un peu attendu : « artiste », elle est forcément « fantasque », insaisissable.
La liberté du texte
Livre ambigu et dérangeant, L’Épaisseur d’un cheveu hésite donc entre deux points de vue. L’un, insupportable, inscrit le meurtre comme l’ultime chapitre d’une histoire d’amour s’achevant mal ; l’autre, tout aussi problématique, s’appuie sur la fermeture progressive à la réalité de son personnage principal pour amener le dénuement tragique.
« L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. »
Première lettre aux Corinthiens (1 Corinthiens 12, 31-13, 8a)
Heureusement, le texte s’échappe par moment du projet initial – et du pitch éditorial – pour démontrer grâce à l’honnêteté indéniable d’une plume que la question de l’amour obsède, l’incapacité à aimer fondamentale de cet homme vide. Comme Vive le reproche à son mari, aimer ne saurait se résumer à des habitudes communes (ici les étés en Italie, le concert de musique classique un soir par semaine) et à des loyautés obligatoires.
Lecteur fatigué d’avoir trouvé parfois le reflet gênant de ses propres médiocrités – qui n’a jamais été quitté dans la douleur ? –, on comprend toutefois, à refermer l’ouvrage, une vérité fondamentale, essentielle, ainsi que le dit la si belle lettre aux Corinthiens, épigraphe du livre : aimer n’est pas le contraire d’abandonner.
L’Épaisseur d’un cheveu, de Claire Berest, Albin Michel, 240 p., depuis le 23 août en librairie.