Avec Les Hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, Léane Alestra analyse le tabou de l’homosexualité masculine et l’injonction à l’hétérosexualité dans un essai passionnant.
Léane Alestra a créé le podcast et média Mécréantes (suivi par 68 000 personnes sur les réseaux sociaux), qui interroge les représentations liées au genre. Dans son essai, Les Hommes hétéros le sont-ils vraiment ? (Lattes, 2023), elle se demande pourquoi la plupart des hommes hétéros ne s’intéressent pas au vécu des femmes, au féminisme et ne lisent pas de livres écrits par des femmes, ou sur des sujets relatifs aux femmes, alors qu’ils sont censés les aimer. Pourquoi se désintéressent-ils de l’amour romantique et préfèrent-ils la sociabilité masculine, les sorties entre potes ? Pourquoi ne partagent-ils pas davantage les tâches domestiques ? Représentent-ils pour les femmes la principale menace (entre le risque de viols, de violences conjugales, etc.) ? En d’autres termes, comment certains hommes peuvent-ils être à la fois sexistes, homophobes et hétéros ?
Les hommes vs les femmes
Elle tente ainsi d’esquisser plusieurs raisons à cela. La première serait tout d’abord que l’on apprend aux jeunes garçons à admirer les hommes : guerriers, princes, empereurs, rois… et à s’identifier à eux. Les modèles valorisés de femmes sont assez peu présents, pour ne pas dire inexistants (même pour les jeunes femmes). Elles sont très peu évoquées dans l’histoire et ont souvent des rôles passifs, comme on peut le constater dans beaucoup de récits de chevalerie, où c’est le chevalier qui doit sauver la princesse, mais aussi dans nos contes de fée.
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On leur apprend également à valoriser les valeurs masculines (telles que la force, le courage, l’intrépidité…) et à déprécier les valeurs féminines (les femmes sont fragiles, faibles, superficielles, et davantage portées vers les émotions et le paraître). Sans parler des récits bibliques qui en font des femmes pécheresses et tentatrices (c’est Ève qui donne la pomme à Adam, ce qui les expulse du Paradis…), on ne peut donc pas vraiment dire que le portrait des femmes soit très avenant.
On coupe d’ailleurs très tôt les jeunes garçons des jeunes filles – même si les écoles sont mixtes –, en leur attribuant des rôles et des jeux différents : le football pour les garçons, la corde à sauter pour les filles ; un rôle porté vers l’extérieur et l’action pour les garçons ; le soin, l’éducation et la tenue de la maison pour les jeunes filles. Tant et si bien que, dès leur plus jeune âge et à l’école, ils sont sociabilisés dans des activités et des centres d’intérêts différents qui les éloignent ; ils vont donc plus facilement nouer des amitiés entre personnes de même sexe.
La pression de l’hétérosexualité et le tabou de l’homosexualité
Malgré cette éducation genrée, très jeunes, les hommes et les femmes sont encouragés à entrer dans des relations hétéros. Dans notre société, l’hétérosexualité est en effet la norme et ce, dès l’adolescence. Les hommes sont ainsi biberonnés à voir des couples hétéros à la télévision, puis à évoluer à deux, le couple cristallisant le but et le sens de la vie humaine. Selon Léane Alestra, il (le couple) aurait pris la place de Dieu dans nos vies et répondrait à un besoin de transcendance et d’élévation.
Il y a en outre, comme le montre le très beau livre de la sociologue Isabelle Clair, Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes, paru aux éditions Seuil au mois de mars dernier, une injonction à être en couple, qui, pour les jeunes filles leur servira de paravent pour leur assurer de ne pas être considérées comme des « traînées » et pour les jeunes hommes la garantie de ne pas être un « homo ».
Léane Alestra ajoute que cela leur permet aussi d’être validé en tant qu’homme dans le regard des autres hommes et d’accroître leur virilité. Elle raconte ainsi comment, pour beaucoup d’hommes la première relation sexuelle leur permet de passer de la catégorie de « puceau » à « plus puceau », ce qui les intéresse plus que le fait d’être en couple avec une fille, socialement parlant. « Car c’est, selon elle, dans le regard masculin (et non dans le regard féminin) que se construit l’identité masculine » (p. 148). Les hommes sont garants de ce qui fait d’un homme un homme. Être en couple leur assure une place en haut de la hiérarchie masculine. L’autrice montre en outre comment, dans les milieux masculins, la suspicion de l’homosexualité pourrait exclure certains jeunes hommes des sociabilités masculines.
Mais comment expliquer ce tabou de l’homosexualité masculine ?
Selon l’autrice, il y a eu des époques et des sociétés dans lesquelles les relations entre hommes étaient autorisées et ne posaient aucun problème (on peut penser par exemple à l’Antiquité ou à l’Empire romain), où probablement l’amitié et l’amour n’étaient pas aussi distincts qu’on le pense, et où ces relations n’étaient pas considérées comme « déviantes » par rapport à une sexualité dite « normale ». Comment sommes-nous passés d’une société où l’homosexualité (terme anachronique, car inventé au XIXe siècle) était admise, voire encouragée, à une société qui la condamne, voire la pathologise (elle n’est plus considérée comme une maladie mentale en France depuis 1992, soit très récemment) ? Elle pointe deux causes.
L’avènement du christianisme et le rôle joué par Saint-Augustin, qui inventa la doctrine du péché originel, condamnant les relations sexuelles non-reproductives et, par là, non hétérosexuelles. On observe en effet qu’au même moment, les mariages homosexuels sont interdits par le code de Théodose, un recueil de décisions impériales romain promulguées par l’empereur romain Théodose II, qui entre en vigueur en 439.
« C’est dans le regard masculin (et non dans le regard féminin) que se construit l’identité masculine. »
Léane AlestraLes Hommes hétéros le sont-ils vraiment ?
Tout ceci participe, selon elle, et pour paraphraser le titre de ce livre sur lequel elle s’appuie, à l’invention de la culture hétérosexuelle, rappelant que l’hétérosexualité est, elle aussi, « une construction sociale », destinée à perpétuer l’espèce. On y apprend dès l’enfance ce qu’est « un homme », ce qu’est « une femme », comment se comporter, marcher, s’habiller, interagir avec les autres, et surtout qu’il est naturel que l’un et l’autre désirent être ensemble, car ils sont « complémentaires ».
Or, nous savons grâce à de nombreux travaux scientifiques qu’il existe dans la nature des relations hétéro, aussi bien qu’homosexuelles, ce qui montre en quoi la norme hétérosexuelle est elle aussi construite. Nous ne naissons ni hétéro ni gay (la sexualité étant probablement beaucoup plus fluide que cela), de même qu’on ne naît ni homme ni femme, mais qu’on le devient (au sens non pas biologique du terme, mais de construction de genre et d’identité).
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Or, nous vivons dans une société où l’hétérosexualité reste une injonction et dans laquelle les hommes sont éduqués dès l’enfance dans le tabou de l’homosexualité ; ils ne peuvent, dès lors, quand bien ils en auraient l’envie accepter, des désirs homosexuels, au risque d’être déchus de la « pyramide des hommes et de la masculinité », étant entendu qu’un homme homosexuel est considéré comme plus féminin, donc moins viril… Ce qui pourrait être une autre manière de dévaluer le féminin et d’être misogyne. La boucle est bouclée.
Le culte de la bromance
Léane Alestra montre comment les bromances (jeu de mots anglosaxon alliant bro, diminutif de brother, « frère », employé ici au sens de « pote », et romance, relation romantique) leur permettent de lier des relations très fortes avec d’autres hommes tout en se préservant de l’étiquette d’homosexuel. Elle montre comment pour certains hommes, l’amitié, l’appartenance à un groupe d’amis, est plus importante que la relation hétérosexuelle. Et elle se demande pourquoi. Elle part de l’épisode du podcast Mise à mâle de Florian d’Inca, consacré à la « bromance », cette amitié fusionnelle entre deux hommes, pour le comprendre.
« Pour moi la meuf parfaite c’est un bro, avec en plus toute la tendresse physique qu’on peut avoir avec une fille. […] C’est limite si on cherche pas dans la relation amoureuse hétérosexuelle la relation qu’on avec notre bro. Car cette relation, on ne peut pas l’avoir socialement avec lui… »
Florian d’IncaMise à mâle, « La Bromance », 15 mars 2021
Cela illustre comment certains hommes peuvent chercher dans une relation hétérosexuelle une relation similaire à celle qu’ils ont avec leur « bro », leur meilleur ami, étant entendu qu’ils ne peuvent l’avoir avec eux dans la vraie vie. Elle montre que, contrairement au couple hétérosexuel, la « bromance » se fonde sur une symétrie totale entre les deux personnes, qui partagent les mêmes activités et les mêmes centres d’intérêts. La « bromance » permet aussi aux deux hommes d’échapper aux contraintes restrictives du couple (discussion autour de la répartition des tâches ménagères, etc.) et à la stigmatisation de l’homosexualité (puisqu’ils sont en couple avec des femmes).
Elle prend l’exemple de l’amitié entre les deux youtubeurs Cyprien et Squeezie, qui se serait rompue, selon certaines versions, lorsque celui-ci s’est mis en couple avec une femme ; ou entre Naruto et Sasuke, dans laquelle les femmes n’ont qu’un rôle secondaire, pour ne pas dire potiche, tandis que toute l’histoire du manga se concentre sur l’amitié-rivalité entre les deux garçons, au point que de nombreux fans ont pensé qu’ils allaient finir ensemble… Mais comment expliquer cela ? Serait-ce lié au fait que nous vivons dans une société en grande partie misogyne, qui nous apprend depuis toujours à dévaluer les femmes ? Mais si les hommes préfèrent tant la compagnie des autres hommes, pourquoi se mettent-ils en couple avec des femmes, en dehors de la pression à l’hétérosexualité ?
Être en couple hétérosexuel leur apporte certains avantages
Contrairement à l’idée répandue selon laquelle les hommes sont des êtres indépendants et autonomes, ils sont en réalité très dépendants des femmes, notamment pour s’occuper du foyer : effectuer les tâches ménagères, leur faire à manger, s’occuper des enfants, et faire des enfants (car, jusqu’à présent, seules les femmes, ou les personnes dotées d’un utérus, sont capables de les porter et d’enfanter).
Elles sont également pour eux un soutien émotionnel gratuit, une conseillère, une mère de substitution : « Dès l’enfance, la plupart des jeunes garçons sont habitués à être servis, soignés et choyés par des figures maternelles » (p. 101) ; ils s’attendent donc à ce qu’il en soit de même dans leur vie future. Ils considèrent comme normal qu’une femme s’occupe d’eux et leur fasse à manger, comme leur mère le faisait quand ils étaient petits. Le rôle des femmes ayant été pendant longtemps de s’occuper des enfants et du foyer, il est très difficile de se détacher de cet héritage…
De nombreuses études ont ainsi permis de montrer quels gains tiraient les hommes du fait d’être en couple hétérosexuel : « Les hommes prospèrent grâce au travail gratuit fourni par les femmes » qui les dégagent des tâches ménagères, leur laissent du temps libre, pour pouvoir faire d’autres activités, notamment de loisir, quand les femmes passent en moyenne plus de temps à s’occuper du foyer et des enfants, et ont moins de loisir que les hommes (voir l’enquête réalisée par l’INSEE à ce sujet). Ils ont donc plus d’avantages à être en couple avec des femmes qu’ils n’en auraient avec leur « bro »… Par ailleurs, la « norme hétérosexuelle » est telle que peu de personnes peuvent vraiment s’interroger sur leur orientation sexuelle et s’autoriser à en vivre une dissidente.
Cet essai très accessible, ponctué de nombreuses références à la pop culture (Hunger Games, You, Squeezie, Cyprien, Naruto, etc.), nous permet donc de nous interroger sur les paradoxes du couple hétérosexuel et le tabou de l’homosexualité masculine. S’appuyant sur plusieurs années de travaux en sciences humaines et sociales et sur des expériences personnelles, il tente de répondre à la question de pourquoi les hommes hétéros ne s’intéressent-ils pas vraiment aux femmes ? Ce livre a donc le mérite d’ouvrir des pistes de réflexion pour tenter de le comprendre et de faire bouger les choses.
Les Hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, de Léane Alestra, éditions Lattes, en librairies depuis le 15 mars 2023.
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