Plume sulfureuse de la presse masculine, scénariste de la série culte Twin Peaks et d’une dizaine de films tous plus loufoques les uns que les autres, romancier destroy rongé par la dépression et les addictions, Jerry Stahl se sert de l’écriture pour se soigner et trouver sa place dans un monde qui le terrifie. Portrait d’un grand blessé virtuose.
William S. Burroughs, Thomas Pynchon, Hunter S. Thompson, Bret Easton Ellis… On pourrait en citer des dizaines d’autres. Ils constituent une partie de l’interminable liste des bad boys des lettres américaines, qui déchaînent les passions grâce à un cocktail bien destroy de virtuosité créative et de dépression, saupoudré d’une généreuse dose d’addiction. Veste en cuir, regard sombre, plume acérée, celui qui nous intéresse aujourd’hui s’inscrit dans cette lignée de sublimes déglingués. À la question « De la souffrance peut-il émerger un écrivain de génie ? », ma réponse est oui et tient en un nom et un prénom, Stahl, Jerry.
Début d’une glorieuse carrière, début d’une descente aux enfers
Naturellement doué avec les mots, le kid de Pittsburgh (Pennsylvanie) intègre l’université de Columbia et s’apprête à signer pour une carrière rectiligne et dorée. Un avenir tout tracé ? Plutôt crever. Ces rêves petits bourgeois sont trop éloignés de sa façon de penser. Il quitte sans diplôme l’université et s’embarque pour un tour d’Europe, direction la Grèce, Paris et Londres. De retour à New York sans un centime en poche, il devient un peu par hasard l’un des rédacteurs du magazine pornographique américain Hustler. Dans un milieu underground et trash, il affute sa plume et devient une des figures de proue d’une jeune génération d’apôtres du « New Journalism », des Norman Mailer 2.0 qui s’engagent à corps perdu dans leurs reportages. C’est dans ce contexte qu’il découvre l’héroïne et signe le premier acte de sa dépendance. Une addiction qui le suivra une bonne partie de sa vie. L’écriture journalistique aussi.
En parallèle, c’est grâce à une autre forme d’écriture que Jerry Stahl fait parler de lui et accède à la notoriété. Sa plume qui fait mouche, son bagout, son sens du portrait et du storytelling attirent les regards du septième art. En 1982, il signe un premier scénario pour le film de science-fiction pornographique Café Flesh, devenu depuis un objet culte de l’underground. En 1986, il écrit plusieurs épisodes de la série Alf, comédie culte sur la rencontre truculente entre un extraterrestre et une famille américaine.
Puis, en 1989, il travaille sur la série Clair de Lune, un show connu pour avoir révélé Bruce Willis. En 1990, il signe même un épisode du chef-d’œuvre télévisé de David Lynch, Twin Peaks. Des premières expériences couronnées de succès qui installent Jerry Stahl à Hollywood. Toute sa carrière, il gardera cette casquette de scénariste. Il participe à de grosses machines grand public comme la série Les Experts ou le blockbuster Bad Boys 2 (2003). En 2019, il est même nommé aux prestigieux Emmy Award pour le scénario de la minisérie Escape at Dannemora créée par Ben Stiller.
L’œuvre d’une vie
Jerry Stahl attend de souffler ses 42 bougies pour oser enfiler le costume de l’écrivain. Mais il se rattrape en signant des débuts tonitruants. Pour les génies écorchés, la littérature prend souvent d’abord la forme d’une confession, un premier jet fulgurant pour se raconter sans fard et sans regret. C’est le principe même de son autobiographie culte Mémoires des ténèbres.
« On pourrait dire que le succès m’a détruit. On pourrait dire que j’ai détruit le succès. » Avec une sincérité désarmante et sans faux repentir, Jerry Stahl raconte 25 ans d’une existence paradoxale entre ascension hollywoodienne et plongée vertigineuse dans les affres de la drogue. Sa famille, ses amours, la raison, confessions d’une tête brulée qui a tout perdu à force d’avoir trop joué. L’expérience de lecture est âpre, douloureuse, mais follement touchante.
Monument d’humour noir et de cynisme, le livre n’épargne personne – surtout pas l’auteur lui-même – et pose les bases d’une œuvre brillante par le regard infernal qu’elle pose sur le monde. Quelques années plus tard, Mémoires des ténèbres aura même le droit à son adaptation avec un film de David Veloz porté par un Ben Stiller survitaminé (Permanent Midnight).
Une fois qu’il a accouché de ce premier livre confession, le souffle littéraire de Jerry Stahl est délivré. Sa plume peut voguer vers d’autres continents d’écriture, d’autres genres. Il s’essaie ainsi au roman policier avec deux œuvres mettant en scène le même inspecteur désabusé, double de l’auteur, Manny Rubbert. À poil en civil (2001) retrace la quête de ce flic défoncé à la codéine qui tente de retrouver une photo des testicules de George W. Bush cachée dans une maison de retraite.
Anesthésie générale raconte sa mission d’infiltration à Saint Quentin, prison la plus dangereuse des États-Unis, pour débusquer ce qui pourrait être Joseph Mengele. Deux polars destroys et loufoques portés par un humour jubilatoire. Suivront d’autres expériences littéraires fascinantes : Moi, Fatty (2004) une biographie romancée du plus grand acteur du cinéma muet, rival de Chaplin broyé à tort par la machine hollywoodienne, ou encore Speed Fiction (2013) et Thérapie de choc pour Bébé mutant (2014), deux pulp fictions déjantées qui poussent loin le curseur du trash.
Autofiction, autodérision, autodestruction
Pourtant, depuis quelques années, Jerry Stahl semble s’être apaisé. Il revient à ses premiers amours en publiant des autofictions drôles et barrées. Si OG Dad, confession délirante d’un sexagénaire ex-junkie père d’une enfant en bas âge n’est pas encore sorti en France, Nein, Nein, Nein vient tout juste d’arriver sur les étals de nos librairies.
« La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar. » À la lecture du sous-titre de ce nouvel objet littéraire insaisissable, on se demande bien où on met les pieds. Il suffit de quelques pages pour s’émerveiller devant le récit gonzo de notre dépressif déjanté préféré. Né de parents juifs originaires d’Europe de l’Est, Jerry Stahl embarque en autocar avec les touristes de l’horreur, ceux qui font le tour des camps de concentration comme s’ils se rendaient dans des parcs d’attraction. Aussi effaré par ce road-trip dégénéré que conquis par l’esprit tordu de ce déglingué, on n’en finit plus de rire à gorge déployé. À quel moment le monde est-il devenu aussi cinglé ?