Dans son ouvrage, la photographe et artiste visuelle Céline Croze raconte une errance dans les rues de Caracas, métaphore même de la crise profonde que traverse le Venezuela.
La série de Céline Croze, Siempre que, entamée en 2015, est une plongée dans les rues de Caracas, capitale à l’image du chaos dans lequel le pays est plongé. Elle est devenue un livre, publié en juillet 2022, qui rassemble 50 photographies sur 120 pages. La couverture du volume est ornée du portrait ténébreux de Yair, 27 ans, aux yeux grands et noirs, aux traits enfantins détonnant avec la lumière macabre qui l’enveloppe. Yair est celui pour qui Céline a commencé cette série spontanée. Gangster local arpentant les nuits, il conduit la photographe dans son périple trouble et poétique dans Caracas. « Siempre que estemos vivo nos veremos » (tant que nous serons en vie, nous nous verrons), lui lance-t-il avant de la quitter.
Le livre éveille nos sens et les met au défi. Le sang, la noirceur, la présence de la mort et la chair des vivants composent ce récit brut de l’Amérique Latine, duquel émerge un chaos qui rend fou, mais aussi une forme de sensualité, comme une furieuse énergie vitale s’opposant aux dangers omniprésents.
« Je me rappelais deux jours plus tôt la gallina (arène pour combats de coqs), l’odeur du sang mélangé au rhum et à la sueur, les cris de rage, l’excitation de chaque homme. Une transe impalpable enivrait l’arène. Comme si nous étions tous fous. Comme si le sang, la mort et le pouvoir rendaient plus vivants. L’énergie chaotique de la ville raisonnait dans chaque combat telle une danse qui se déploie, qui reste et pleure impuissante. »
Votre livre Siempre que vient de remporter le prix Nadar gens d’images du meilleur livre photographique. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’histoire qu’il raconte ?
Siempre que, c’est une immersion dans des visages, des corps, des lieux en Amérique latine. Cela parle d’une urgence, celle de vivre, d’un défi… à la mort et surtout d’une certaine forme de violence que je dis “sensuelle” parce qu’elle est palpable, qu’elle transpire, qu’elle est devenue une manière d’être aussi. Les photographies de Siempre que sont les résidus d’histoires d’hommes et de femmes avec qui j’ai pu partager un temps de ma vie. Il y a leur générosité et ma volonté de ne pas tout dévoiler.
Qui est Yair, dont vous avez tiré un superbe portrait, emblématique de la série ?
Yair est la personne qui m’a amenée à réaliser ce travail photographique. On va dire qu’il est le point de départ. Je l’ai rencontré à Caracas, j’ai été fascinée par son regard, sa présence. Il s’est avéré être un chef de gang que la police a assassiné deux mois après notre rencontre. Son histoire, similaire à celle de tant d’autres jeunes là-bas, m’a profondément marquée, touchée. Il me fallait raconter.
Est-ce que ce livre est aussi une forme d’hommage à sa mémoire ?
Siempre que, c’est un hommage à la vie, tout simplement. A toutes ces personnes qui s’accrochent à un lendemain meilleur, même si le destin est déjà joué.
Ce travail mêle narration, reportage et un grand sens de l’engagement politique. Comment ces trois éléments cohabitent-ils ?
Je vous avoue ne pas avoir conscience de cela. Peut-être qu’ils cohabitent parce qu’ils sont venus naturellement. Je viens du cinéma et, pour moi, raconter des histoires, avoir une trame comme une séquence, c’est essentiel. C’est quelque chose qui se passe lors de l’édition de notre travail. Pour ce qui est du reportage, je préfère parler d’une certaine forme de documentaire.
Ce travail n’a pas été pensé, je ne savais pas que j’allais le réaliser. J’ai documenté ce que l’on a partagé avec moi là-bas. C’était aussi ma vie à ce moment-là. Pour finir sur l’engagement politique, dans la vraie vie, je ne suis pas quelqu’un de politisé. Mais, lorsque l’on est confronté à une vérité, qu’elle est là face à nous, il se passe quelque chose de plus grand que l’engagement, cela devient essentiel de témoigner, d’écouter… de montrer. Là-bas, tout s’est confondu : leurs histoires, la mienne et la réalité d’un continent.
D’ailleurs, comment vivez-vous cet engagement politique et humanitaire ?
Je ne sais pas si je peux parler d’engagement… Ce travail existe parce qu’il était évident pour moi. Il me fallait laisser une trace. Donner vie à ces histoires qui m’ont touchée. La suite, c’est qu’on revient chez soi et qu’on laisse là-bas un petit bout de notre cœur. Parce que, en vrai, photos ou pas, on ne change pas grand-chose, mais on y revient en se disant “Et si… ?” Il y a toujours quelque chose qui me frappe, me touche et je ne peux pas faire autrement qu’en parler. Par exemple, mon prochain travail, Mala madre, parle des conséquences de la crise que subit le Vénézuela. Ici, j’ai utilisé le conte pour raconter l’histoire des dejados atras, ces enfants “laissés derrières” par des parents qui ont quitté le pays.
Vous écrivez : “La conscience de sa propre fin avait quelque chose de terrible et sublime à la fois. Tout était dit. L’urgence de la vie, la fascination pour la mort, l’effondrement du pays.” Pouvez-vous approfondir ?
Ce texte, cette phrase vient expliquer la dernière chose que m’a dite Yair avant de me quitter, alors que nous étions sur l’azotea (le toit) du bloc 11. C’est d’ailleurs le titre de ma série : “Siempre que estemos vivo nos veremos” (tant que nous serons en vie, nous nous verrons). Il y avait ici quelque chose de prophétique dans la suite des événements pour lui et cela résonnait aussi avec la situation du pays. En 2015, le Vénézuela est entré dans une crise profonde. Il y avait des pénuries de nourriture, d’eau, de papiers toilette… Les queues pour entrer au supermarché pouvaient durer trois heures pour ne rien y trouver. Il y avait également un couvre-feu à partir de 21 heures, car cela devenait trop dangereux, les assassinats étaient devenus habituels. Pour moi, Yair résumait ce chaos et cette descente aux enfers avec beaucoup de douceur.
Dans un monde où guerre et violence sont de plus en plus présents, comment le témoignage photographique peut-il bousculer les mentalités ?
Je crois que réussir à parler de ces sujets avec singularité et imagination nous aide à voir différemment. Le témoignage photographique est souvent de l’ordre de l’intime et cela, je crois, rend la chose plus universelle. Tout d’un coup, on peut y prendre part également.
Qui sont vos photographes de référence et vos inspirations ?
Quand je travaille, je n’ai pas vraiment de références de photographes. Je suis plutôt animé par mes lectures du moment, les films que je vois. Par exemple, les livres et films qui m’accompagnaient pendant ces voyages étaient Au-dessous du volcan de Malcom Lowry, Animal Tropical de Pedro Juan Gutiérrez, Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Les films de John Cassavetes et Un prophète de Jacques Audiard. Aussi et surtout, parmi mes références visuelles je compte la vision et l’image du chef opérateur avec qui je travaille depuis toujours : Luis Arteaga.
Quel matériel utilisez-vous dans votre pratique ?
J’utilise un Canon 5D MII, c’est mon vieux compagnon depuis dix ans, avec toujours la même optique : un 35 mm.
Siempre que, de Céline Croze, Lamaindonne, 2022, 120 p., 35 €.