Critique

Nein Nein Nein !, de Jerry Stahl : l’humour noir au sommet

24 décembre 2022
Par Sophie Benard
Nein Nein Nein !, de Jerry Stahl : l’humour noir au sommet
©Ulf Andersen

[Rentrée littéraire 2023] C’est l’histoire d’un Américain, juif et dépressif, qui s’inflige un voyage organisé pour parcourir les camps de la mort européens. Et c’est fantastiquement drôle.

Jerry Stahl est scénariste ; il a écrit Nightdreams (Francis Delia, 1981), Café Flesh (Stephen Savadian, 1982), Dr. Cagliari (Stephen Savadian, 1989) et plusieurs épisodes des séries Alf (Paul Fusco et Tom Patchett), Clair de Lune (Glenn Gordon Caron), Bienvenue en Alaska (Joshua Brand et John Falsey) et Twin Peaks (Mark Frost et David Lynch).

Mais Nein Nein nein ! est loin de constituer un coup d’essai littéraire ; il est déjà l’auteur, entre autres, de Perv, une histoire d’amour (1999), Moi, Fatty (2004), Speed fiction (2013) et Thérapie de choc pour bébé mutant (2013).

Surtout, il a publié Permanent Midnight : A Memoir (Mémoire des ténèbres) en 1995, un récit autobiographique dans lequel il évoque sa dépendance à l’héroïne, l’échec de son premier mariage et sa carrière de scénariste dans le Hollywood des années 1980. En 1998, David Veloz adapte ce récit au cinéma – ce qui donne un film dont Jerry Stahl écrit que « les insomniaques peuvent toujours le dénicher à trois heures du matin sur les chaînes câblées les plus raffinées ».

Depuis Permanent Midnight, Stahl s’est débarrassé de l’héroïne ; mais, qu’on se rassure, « un homme peut s’affranchir de l’héroïne sans forcément réussir à desserrer l’étreinte de ses doigts sur sa propre gorge » : l’auteur (se) désespère toujours – encore et toujours. Et c’est justement sur cette perpétuelle souffrance que s’ouvre Nein nein nein !.

Disons qu’à la toute fin de l’âge mûr, je me suis senti un peu, comment dire ? À plat. Désabusé. Rien de très grave. Enfin, tout dépend de ce qu’on entend par « grave ». 

Jerry Stahl
Nein Nein Nein !

Alors qu’il se demande où il va bien pouvoir aller balader son affliction, Stahl découvre que des voyagistes proposent d’improbables circuits à la découverte des hauts lieux de la Shoah, en Pologne et en Allemagne. Pourquoi ne pas se fondre parmi ces « touristes des camps de la mort » pour deux semaines ? Surtout, pourquoi ne pas aller éprouver l’ampleur de son accablement dans ces lieux hantés par les atrocités qu’ils ont connues ?

Porté par l’intuition selon laquelle il est moins douloureux d’être malheureux à Auschwitz qu’à Los Angeles, Stahl monte dans le bus. Et voilà l’écrivain aussi dépressif que cynique embarqué dans un voyage dont il relève inlassablement chaque absurdité.

Au moins, la confrontation avec la Mâchoire Géante de l’Enfer que fut l’Europe de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale procurait au visiteur de quoi justifier la désolation qui lui rongeait l’âme.

Jerry Stahl
Nein Nein Nein !

Au fil des visites et des rencontres, les digressions s’enchaînent, entre licence littéraire et délire de l’intelligence. Alors qu’il s’étonne autant qu’il se fascine pour ce que sont devenus les lieux de mémoire – c’est-à-dire des lieux de tourisme –, le narrateur tire à balles réelles sur ses contemporains, sur les égarements de l’histoire, sur l’Amérique trumpiste, sans jamais oublier, à la première occasion, de retourner le canon contre lui.

En se mêlant aux foules qui se tiennent devant les chambres à gaz avant de faire la queue pour manger une pizza dans les snacks d’en face, Stahl explore avec acuité la façon dont nous nous souvenons de la Shoah – et surtout dont nous la commercialisons et banalisons.

Nein Nein Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, de Jerry Stahl. En librairie le 4 janvier 2023.©Rivages

La narrateur trimballe ainsi son « profond désarroi, du genre qui ébranle l’âme sans origine précise » de musée en camps de la mort. L’écriture de Stahl est d’une rare efficacité visuelle : le scénariste fait se succéder les plans – tous plus absurdement hilarants les uns que les autres.

Ses personnages – ses compagnons de voyage – sont aussi truculents que lui, qui « traîne avec des professionnels de l’ironie, des gros givrés depuis tellement longtemps » qu’il en a « oublié comment interagir avec des personnes non nihilistes ».

Armé de son talent de conteur et de son intelligence, Stahl inonde donc les pages de sa mauvaise bile, se moque de tout et de tout le monde – surtout de lui. En résulte un récit brillant, au sommet de l’humour noir.

Nein Nein Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, de Jerry Stahl, trad. Morgane Saysana, Rivages, 352 p., 22 €. En librairie le 4 janvier 2023.

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Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste