Critique

Saint-Omer, de Alice Diop : face à la mère

23 novembre 2022
Par Félix Tardieu
Guslagie Malanda dans Saint-Omer.
Guslagie Malanda dans Saint-Omer. ©Laurent Le Crabe

Auréolé du Grand Prix du Jury lors de la dernière Mostra de Venise ainsi que du Prix Jean Vigo, Saint-Omer est le premier long-métrage de fiction réalisé par Alice Diop. Structuré autour du procès – lui bien réel et auquel la cinéaste a assisté – d’une femme reconnue coupable d’infanticide après avoir livré son enfant à la marée haute sur une plage du Pas-de-Calais, Saint-Omer convoque dans un même élan les atouts du documentaire et de la fiction. Critique.

En février dernier, Alice Diop signait Nous, puissant film documentaire dans lequel la réalisatrice, notamment inspirée par Les Passagers du Roissy-Express (1990) de François Maspero, avait pour ambition de raconter la société française autrement, délestée des stéréotypes et des discours tout faits sur la banlieue.

Partie avec sa caméra à la rencontre d’hommes et de femmes habitant le long de la ligne du RER B, Alice Diop y travaillait la question du fragment, alliant le monumental – à travers des lieux chargés d’histoire(s), de la basilique Saint-Denis au mémorial de Drancy – et l’intime, allant jusqu’à articuler les témoignages recueillis avec ses propres archives familiales. « Le « nous », c’est une addition de singularités. Je suis un « je » parmi les autres (…) », confiait-elle alors.

Un cours magistral, de cinéma

Dans une certaine mesure, Saint-Omer, qui a aujourd’hui toutes ses chances de figurer parmi les nommés à l’Oscar du meilleur long-métrage international (le verdict tombera dans un peu moins d’un mois), pose également la question du « nous » puisque son socle, à savoir le procès de Fabienne Kabou (ici Laurence Coly, les noms ayant été changés pour les besoins du film), reconnue coupable en 2016 du meurtre de sa fille en bas âge après l’avoir déposée sur une plage de Berck à marée montante, appelle non seulement à une réflexion sur le rapport à la maternité, à un « nous »plus directement féminin, mais également au corps social pris dans son ensemble et matérialisé à l’écran par l’appareil de justice déployé lors du procès.

Kayije Kagame dans Saint-Omer.©SRAB FILMS ARTE FRANCE CINÉMA 2022

Tout est, en effet, soigneusement reproduit : jamais Alice Diop ne cherche-t-elle à tricher, à tromper le réel par les artifices du cinéma à sa disposition, à dénicher des angles surréalistes ni à multiplier les mouvements de caméra et les échelles de plans : en s’installant pour sa grande majorité la salle d’audience de la cour d’assises, le film impose, sans trembler, sa rigueur et sa cadence documentaire, témoignant d’une exigence de clarté et de vraisemblance propre à la recherche des raisons qui ont pu pousser cette femme à livrer impassiblement son enfant aux flots.

Son infanticide échappe en effet en tous points au domaine de la raison. Même après avoir reconnu les faits, Laurence Coly, incarnée par la stupéfiante Guslagie Malanda, clame haut et fort son innocence, évoquant un acte de sorcellerie et espérant que son procès pourra jeter la lumière sur ce crime. Son personnage – digne, éloquent, immuable – est déroutant à plus d’un titre.

Avec méthode, Alice Diop situe les différents acteurs présents lors du procès (témoins, jurés, avocat général, la présidente de la cour, etc.)  et rejoue leurs prises de parole à tour de rôle, dans de longs plans fixes soulignant le rôle ambigu du langage dans cette affaire, ce même langage que l’accusée maîtrise sur le bout des doigts – elle qui se présente alors comme une doctorante travaillant sur Ludwig Wittgenstein, éminent philosophe du langage – et dont elle tirerait, selon les dires la réalisatrice, une certaine jouissance.

La persistance du mythe

Dans la continuité de Nous, le nouveau film d’Alice Diop est en quelque sorte innervé par le vécu de la cinéaste, par ce matériau autobiographique taillé pour le personnage de Rama, interprétée tout en retenue par Kayije Kagame, sur qui cette affaire exerce un étrange pouvoir de fascination. C’est à partir de sa propre expérience qu’Alice Diop a en partie imaginé ce personnage de romancière d’abord habitée par un certain idéal de sublimation littéraire emprunté à Marguerite Duras : au début du film, après la vision nocturne d’une femme errant sur la plage avec son enfant, Rama livre un cours à l’université sur un passage d’Hiroshima mon amour, tandis que des images d’archives de femmes tondues à la fin de la Seconde Guerre mondiale défilent à l’arrière-plan.

©SRAB FILMS ARTE FRANCE CINÉMA 2022

Tout comme Duras défrayait la chronique en 1985 en publiant dans Libération un article controversé (Sublime, forcément sublime Christine V.) dans lequel l’écrivaine avançait la culpabilité de la mère du petit Grégory tout en faisant d’elle une figure littéraire « sublime » et mythique, porteuse d’une tragédie proprement féminine,Rama se rend au procès de Laurence Coly en espérant y trouver une figure romanesque digne de Médée – le film cite d’ailleurs sans détour la Médée (1969) de Pasolini, interprétée par Maria Callas  – qui pourrait alors constituer la matière de son prochain livre. Or, à force de s’imprégner de son récit, la jeune femme perd peu à peu pied et en vient à questionner, à travers le prisme de la relation avec sa propre mère que l’on devine être pleine de non-dits (au point de taire sa grossesse), son propre désir de maternité. 

Nous, les femmes

Écrit avec l’aide de l’écrivaine Marie NDiaye – Prix Goncourt 2009 pour Trois femmes puissantes et de la monteuse Amrita David, Saint-Omer, également porté les somptueux tableaux de Claire Mathon (cheffe-opératrice, entre autres, du Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma ou de Spencer de Pablo Larraín), met ainsi en scène la « rencontre » cinématographique entre deux femmes, d’un côté Rama et de l’autre Laurence Coly.

Une rencontre rendue possible par les puissances propres de la fiction, par la sobriété et la justesse de la mise en scène d’Alice Diop et par le biais d’un montage moins démonstratif que redoutablement efficace. C’est cette subtile intrication entre le réel et la fiction, entre l’espace de la reconstitution documentaire et celui du cinéma qui confère au film sa solidité et son intensité.

©SRAB FILMS ARTE FRANCE CINÉMA 2022

Rama incarne, au fond, ce débordement de la fiction sur les faits : lorsqu’un témoin est appelé à la barre, le visage chargé d’émotions de Kayije Kagame disparaît provisoirement du cadre, mais sa présence même, à laquelle le spectateur est lié par une sorte de pacte cinématographique, demeure suffisamment longtemps à l’esprit pour pouvoir se raccrocher à son ressenti tout au long du procès sans jamais que Saint-Omer, malgré sa forme austère,ne bascule dans la pure et simple reconstitution.

La richesse du film vient, on l’a dit, de la juxtaposition de ces deux portraits : simplement séparées par l’abîme du meurtre, et par l’architecture de la salle des assises dont les boiseries semblent faire office de toile cernant impeccablement les traits des personnages, Rama et Laurence ne s’adresseront bien entendu jamais la parole. Mais à mesure que le film réduit l’écart entre elles par la succession de plans rapprochés, un dialogue à bas bruit prend forme et vient se loger dans l’interstice du réel et de la fiction.

Saint-Omer transcende alors le cadre du seul fait divers et murmure quelque chose d’à la fois indicible et universel sur cette altérité muette que les femmes portent en elles – « nous sommes toutes des monstres, quelque part, mais des monstres terriblement humains », arguera l’avocate de la défense interprétée par Aurélia Petit lors de sa plaidoirie, dans l’un des rares passages du film où Alice Diop se détourne un temps du verbatim du procès, comme le signe ultime du recours vital à la fiction.

Saint-Omer, de Alice Diop. 2h02. Avec Kayije Kagame, Guslagie Malanda,  Aurélia Petit, Valérie Dréville, Thomas de Pourquery. En salle le 23/11/2022.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste