Après El Reino (2019) et Que Dios nos Perdone (2017), le réalisateur espagnol Rodrigo Sorogoyen revient avec ce film présenté en avant-première lors du dernier Festival de Cannes. Denis Ménochet et Marina Foïs y incarnent un couple de cultivateurs français installés dans un village de Galice, confrontés à des voisins pour le moins inquiétants. Un thriller atmosphérique installé dans des paysages solennels, mais quelque peu éteint et accusant d’une réelle perte de souffle une fois son dernier tiers amorcé.
On attendait impatiemment le prochain film de Rodrigo Sorogoyen, trois ans après El Reino, plongée acerbe dans un paysage politique espagnol corrompu, ou encore Madre (2020). Le réalisateur madrilène, qui a également signé la série policière Antidisturbios (2020), fait partie de cette nouvelle génération de cinéastes espagnols prometteurs, à l’instar de Jonás Trueba (Eva en août), Clara Simón (Alcarràs, lauréat de l’Ours d’or lors de la dernière Berlinale), Alberto Vázquez (Unicorn Wars) ou Clara Roquet (Libertad). As Bestas suit un couple de cultivateurs français incarné par Denis Ménochet – qu’on a récemment pu voir métamorphosé dans le Peter Von Kant de François Ozon (sorti le 6 juillet dernier), adapté de l’œuvre de Rainer Werner Fassbinder – et Marina Foïs, installé dans un modeste village de Galice (Espagne). Antoine et Olga s’attèlent à restaurer les maisons abandonnées des alentours, vendent leurs légumes bio au marché du coin et s’opposent fermement à un projet d’éoliennes qui, a contrario, séduit certains habitants du village qui y voient l’opportunité rêvée de se sortir de la misère.
Seules les bêtes
C’est sur ce constat un brin arrêté que s’appuiera tout le film de Rodrigo Sorogoyen : ce dernier y enregistre la collision frontale et abrasive de deux mondes irréconciliables, l’un possédant un certain capital culturel, sensible aux questions écologiques, l’autre miné par la précarité et se sentant dépossédé de ses terres et de ses droits. Il en ressort alors une sorte de western âpre, manquant paradoxalement de nuance et d’ampleur, malgré des interprètes pleinement investis – à commencer par Luis Zahera, lauréat d’un Goya (l’équivalent espagnol des César) du meilleur second rôle pour sa performance dans El Reino, qui campe ici l’aîné des deux frères Anta, qui donneront du fil à retordre aux « Français ».
Le film de Sorogoyen est, au fond, entièrement à l’image de sa scène d’ouverture. Filmée au ralenti, celle-ci suit des aloitadores qui, tels de véritables lutteurs, agrippent à mains nues un cheval sauvage afin de lui raser sa crinière – une tradition pluriséculaire de cette région du nord-ouest de l’Espagne. Ces silhouettes humaines, sortes de « proto-personnages » mêlés les uns aux autres par ce rite initiatique et pris dans un mélange de tendresse et de violence avec l’animal, rappelleront rétrospectivement ces deux frères déterminés à « dompter » cette altérité, cet « étranger » qui, à leurs yeux, constitue une menace à leur identité.
Ce prélude tout à fait poétique n’a pas de véritable ancrage dans la réalité, car entièrement métaphorique et condensant, d’entrée de jeu, les intentions de Rodrigo Sorogoyen et de sa coscénariste Isabel Peña. Plus tard dans le film, cette scène reviendra en miroir au cœur d’une scène pivot, certes glaçante, mais signant paradoxalement un virage mal négocié plongeant alors As Bestas dans une forme d’anesthésie assez dommageable. Le long-métrage est certes parsemé de séquences assez imparables, toutes traversées par une violence sourde et rampante ; c’est notamment le cas d’une confrontation dans le bar du village, filmée en plan-séquence.
La virtuosité de la mise en scène de Sorogoyen réside alors précisément dans son effacement provisoire, la caméra enregistrant froidement l’échange entre Antoine et Xan autour d’un verre qui pourrait être le dernier, comme une réminiscence du western et peut-être plus spécifiquement du cinéma de Sam Peckinpah (Chiens de paille) – ce que n’ont pas manqué de relever d’ailleurs certains critiques. Un temps seulement, les signes du monde contemporain sont renvoyés au second plan, bien qu’Antoine dissimule un caméscope dans le fond de sa poche afin d’enregistrer les moindres signes de harcèlement envers Olga et lui ; nous ne sommes plus dans un petit village de Galice sur lequel plane l’arrivée des éoliennes, mais plutôt dans un saloon poussiéreux, hors de l’espace et du temps, où l’avenir du monde semble entièrement se régler dans un duel de regards entre deux pistoleros prêts à en découdre et que tout oppose.
Une fois le tournant du film amorcé dans son dernier tiers, As Bestas opère un revirement inattendu, mais s’enlise assez maladroitement dans une approche dramatique, intimiste et calfeutrée. Cette deuxième partie du long-métrage manque cruellement d’épaisseur et se recentre sur une relation mère-fille (Marina Foïs-Marie Colomb) mal négociée, précipitée et comme compressée par un premier acte déjà fort imposant. Au néo-western rural racontant la lutte entre deux archétypes irréconciliables, sur fond de xénophobie et de « gentrification », se substitue alors dans un second temps un film reposant sur un surcroît de confiance qui ne se donne pas suffisamment la peine de laisser exister des personnages d’abord secondaires sur la durée, malgré l’interprétation solide – quoiqu’unidimensionnelle – de Marina Foïs.
Malgré, donc, son dialogue bien rodé avec le western et son pessimisme latent, le film de Sorogoyen reste relativement prévisible et semble in fine se contenter de l’impasse à la fois morale et politique dont il accouche, les personnages inévitablement figés dans cette opposition manichéenne que le cinéaste s’efforce d’investir par l’entremise du genre – le thriller paranoïaque d’abord, le drame familial ensuite.
As Bestas de Rodrigo Sorogoyen, avec Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera, Marie Colomb, 2h17, en salle le 20 juillet 2022.