Appelée hâtivement « littérature d’anticipation » en France, la « social science-fiction » désigne les romans de S-F qui dessinent des futurs où sont explorées les conséquences socio-économiques et sociétales du progrès technologique. Par extension, on trouve dans cette catégorie, qui fait voisiner Jules Verne et J.G. Ballard, des récits où sont étudiés des groupes sociaux exotiques, comme autant de miroirs à nos propres organisations. Voici dix livres de ce rayon à connaître.
Les Cinq Cents Millions de la Bégum de Jules Verne (1879)
Deux scientifiques, l’un allemand et l’autre français, se retrouvent héritiers d’une fortune colossale. Chacun d’entre deux décide d’utiliser cette manne pour bâtir une cité qu’ils considèrent chacun comme « idéale ». D’un côté, une paisible ville bâtie en Amérique, harmonieuse et pensée pour l’hygiène : France-Ville. De l’autre, une monstrueuse usine où se greffent des habitations, créée près de mines de charbon et de fer, où s’appliquent des règles de travail drastique : Stahlstadt. Le contraste entre les deux « utopies » fait le sel des Cinq Cents Millions de la Bégum dans lequel se sent, bien sûr, l’esprit de revanche des Français après la guerre de 1870, mais aussi une première tentative d’anticipation sociale autour des progrès du XIXe siècle, qu’il s’agisse de l’essor de l’hygiénisme ou de la Révolution industrielle.
Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (1932)
Présenté comme un modèle de dystopie, Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley réussit l’un des grands défis de la science-fiction sociale : pousser les curseurs de technologies alors en devenir (l’industrie de pointe et la biotechnologie) pour en montrer les éventuelles conséquences dramatiques. De fait, ce roman nous présente un monde où l’eugénisme est roi : le conditionnement des humains est réalisé dès l’éprouvette, au sein d’une communauté où les naissances ne s’effectuent que de manière artificielle. Pour appréhender cette société, Huxley décrit plusieurs personnages issus des différentes castes, ainsi que des marginaux, et donne un portrait en miroir des années 1930, époque de crise et de montée des tentations eugénistes au sein des sociétés totalitaires.
Le Cycle des robots d’Isaac Asimov (1940-1985)
Qu’adviendra-t-il lorsqu’on dotera des êtres artificiels d’une conscience ? C’est toute la question du Cycle des robots, qu’Isaac Asimov a enrichi tout au long de sa vie, en imaginant les nouvelles du recueil Les Robots à ses débuts avant de rédiger différents récits, courts ou longs, dans lesquels il applique les « trois lois de la robotique », un code moral qui ne cesse d’être défié, amendé et expliqué à chaque histoire. Outre son efficacité narrative, ce cycle a influencé les scientifiques et les ingénieurs roboticiens, mais aussi les anthropologues quant au rapport que l’homme doit entretenir avec ses outils, fussent-ils dotés d’une psychologie à part.
L’Humanité-femme de Joanna Russ (1975)
Longtemps titré L’Autre Moitié de l’homme, L’Humanité-femme mélange anticipation et uchronie pour dépeindre une exagération possible des travers sexistes de l’Occident. Autour de quatre réalités différentes, dont une utopie sans homme et une dystopie narrant la guerre des sexes, Joanna Russ transforme son texte en un manifeste féministe et lesbien particulièrement bien mené, où sont approfondies des problématiques essentielles (égalité, sécurité des femmes, sexualité) et toujours très actuelles.
La Trilogie de béton de J.G. Ballard (1973-1975)
En trois livres (Crash !, L’Île de béton, I.G.H.), James Graham Ballard quittait la science-fiction cataclysmique de son début de carrière pour aborder la société des années 1970 et imaginer des amplifications de phénomènes connus. Fascination sexuelle pour les accidents automobiles et les cicatrices (Crash !), isolation de l’homme face à l’aménagement du territoire (L’Île de béton), balkanisation des groupes sociaux d’un building d’habitation pour classe moyenne (I.G.H.) : sans jugement moral, il a suffi à Ballard d’exagérer des faits divers pour raconter la violence de la société moderne, à travers des récits glaçants, mais aussi curieusement intimistes.
La Zone du dehors d’Alain Damasio (2001)
Lointaine réécriture du 1984 de George Orwell, La Zone du dehors a révélé en Alain Damasio un conteur de la société de contrôle moderne. Situant son récit à la fin du XXIe siècle, l’auteur s’inspire davantage de concepts politiques élaborés par Michel Foucault que de la S-F classique pour montrer une cité-État basculant dans le totalitarisme grâce à des préceptes pseudo-démocratiques/égalitaires (l’évaluation de tous par tous, le crédit social, la fausse horizontalité des décisions). En nous faisant suivre un groupe de rebelles, Damasio élabore un plan pour sortir de la torpeur dans laquelle semblent s’enfermer les citoyens de ce marasme. Un manifeste autant qu’un roman d’anticipation !
Les Monades urbaines de Robert Silverberg (1971)
Des villes de trois kilomètres de haut, sous forme d’immeubles de huit cent mille résidents : tel est l’avenir architectural de l’Humanité, à en croire Robert Silverberg dans Les Monades urbaines. Narrant le parcours de quelques habitants de cette infrastructure, l’auteur dépeint une société se voulant parfaite, bannissant la propriété privée outrancière, la jalousie, mais aussi et surtout le libre-arbitre. En sept récits, ce roman dystopique montre comment sont traitées les marges d’un tel système, en apparence harmonieux et vertueux. Bienvenue dans l’envers du décor.
La Main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin (1969)
La science-fiction sociale est aussi affaire d’espèces extra-terrestres. Dans La Main gauche de la nuit, Ursula Le Guin nous présente des humains n’ayant pas de sexe attribué à la naissance, leurs attributs n’apparaissant qu’à l’occasion de la reproduction. Alternativement homme, femme et intersexe, cette civilisation pose des problèmes éthiques aux représentants de l’alliance humaine, bien engoncés dans leurs stéréotypes de genre, qui souhaite faire adhérer cette culture à leur fédération. L’autrice n’a pas son pareil pour réaliser un portrait anthropologique et social de cette culture inventée, mais ô combien symbolique : de quoi produire un livre magnifique sur l’ouverture à l’Autre.
Tous à Zanzibar de John Brunner (1969)
Attention chef-d’œuvre ! D’une grande ambition littéraire, Tous à Zanzibar est aussi un superbe portrait croisé d’une civilisation (la nôtre), fondée à partir d’une extrapolation des années 1960… Et ce dessin fait peur : surpopulation, pollution, multinationales toutes-puissantes, géopolitiques de l’énergie, libération sexuelle et usages démesurés des drogues sont tour à tour examinés par un auteur qui multiplie les modes d’expression (roman d’espionnage, scripts de publicités, extraits de traités sociologiques fictifs) pour écrire l’une des plus belles pages de la science-fiction sociale… et de la dystopie. Forcément.
Les Passagers de John Marrs (2021)
Parfois les conséquences du progrès technologique se logent dans des détails infimes. Ainsi, le thriller Les Passagers de John Marrs imagine, façon Black Mirror, le hacking de huit voitures à conduite autonome, et le désastreux destin de leurs occupants. Court et dense, ce roman a tout d’un livre de science-fiction sociale à lire pour se divertir.