Pourquoi Amy Winehouse était-elle si unique ? Éclairages avec Sophian Fanen, auteur du livre “Amy pour la vie”.
Le 23 juillet 2011, Amy Winehouse succombe dans sa maison de Camden (Londres) à une overdose d’alcool. Elle a 27 ans. Quelques années plus tôt, l’artiste a acquis une popularité internationale fulgurante grâce à son second album, Back to Black (2006). Depuis sa disparition, sa vie, fragile, marquée par son addiction à la drogue et à l’alcool ainsi que sa relation destructrice avec Blake Fielder-Civil a été décortiquée par les tabloïds et quelques livres.
Pour la première fois, sa vie est portée à l’écran dans un biopic intitulé Back to Black, réalisé par Sam Taylor-Johnson. De son côté, le journaliste Sophian Fanen, co-fondateur du média Les Jours, présente Amy pour la vie (Novice), un récit de la vie de la chanteuse basé sur une enquête fouillée, disponible en librairies depuis le 9 avril. On revient avec lui sur la singularité de la carrière de la chanteuse en cinq points phares.
1. Un amour du jazz transmis par sa grand-mère et son père
Née en 1983 au nord de Londres, Amy Winehouse a tout pour baigner dans l’univers rock ou hip-hop de l’époque. Pourtant, c’est le jazz qui gagne rapidement ses faveurs après l’avoir découvert dès l’enfance. Sa grand-mère paternelle, Cynthia, dont elle restera très proche jusqu’à son décès en 2006, était chanteuse de cabaret. Cette dernière a aussi transmis la passion de la musique à son fils, Mitch Winehouse. Le père d’Amy est chauffeur de taxi, mais aussi chanteur de jazz. Il vénère Frank Sinatra et Tony Bennett et fait découvrir à sa fille Billie Holiday, Sarah Vaughan, ou encore Aretha Franklin… Des idoles qu’elle citera comme modèles des années plus tard.
À 12 ans seulement, Amy intègre la prestigieuse Sylvia Young Theater School. Son avenir commence à se dessiner. « À ce moment, elle dit qu’elle veut être célèbre pour que les gens oublient leurs problèmes en écoutant sa musique. Dans d’autres interviews, elle dit qu’elle n’a jamais voulu être chanteuse professionnelle. C’est un portrait assez classique d’une musicienne qui a envie d’être artiste, de toucher un public avec des chansons. Quand elle dit qu’elle n’a pas envie d’être célèbre, c’est aussi parce qu’elle a conscience que le monde de la musique n’est pas fait pour elle. Et quelque part, elle avait raison », analyse Sophian Fanen.
2. Frank, un premier album resté confidentiel, suivi de Back to Black, celui qui a fait d’elle une star
Amy Winehouse n’a même pas 20 ans quand elle signe ses premiers contrats, avec un triplé hors normes : « Elle signe avec EMI pour les éditions, Universal pour la musique et l’entreprise de Simon Fuller comme manager (l’ancien manager des Spice Girls). Elle n’a encore rien sorti et signe les trois plus gros contrats de la musique en Grande-Bretagne alors qu’elle ne fait pas de la pop, et qu’elle est hors-marché, comme disent les maisons de disques. » Ensuite, tout s’enchaîne très vite pour la star en devenir, qui part enregistrer son premier album à Miami, en 2002. Elle y rencontre le producteur Salaam Remi — alors connu pour son travail avec les Fugees — avec qui elle enregistre Frank.
Il sort en 2003 dans la section jazz, mais ne lui convient pas totalement, elle « n’aime pas son mixage », note Sophian Fanen. Le disque est salué par la critique au Royaume-Uni, lui offre ses premiers plateaux télévisés, mais reste encore un peu confidentiel. Il sort en Europe et en France l’année suivante dans le silence le plus total. Il faudra attendre le deuxième chapitre pour que son nom résonne dans l’Hexagone.
Le label de l’artiste veut que Back to Black, son deuxième opus, soit un succès, et fait appel à deux producteurs : Salaam Remi, encore, et Mark Ronson, un jeune débutant. Il est enregistré fin 2005 et début 2006 à New York, juste après la rupture d’Amy avec Blake Fielder-Civil. « Ces producteurs apportent des connaissances techniques et ouvrent plus de pistes, enrichissent la musique d’Amy sans imposer un son. Ils déploient la musique à travers un travail collaboratif », analyse l’auteur. L’émotion de la jeune femme transparaît dans ses textes où il est quasiment toujours question de sa relation amoureuse terminée. « Black » du titre pouvant être lu « Blake ». « C’est un disque de combat écrit par Amy en quelques semaines, une façon de se concentrer sur la musique pour s’éloigner de la drogue et de l’alcool », ajoute l’auteur d’Amy pour la vie.
Back to Black sort au Royaume-Uni en 2006 et place la musicienne en tête des ventes. Elle décroche les prix les plus prestigieux (dont les Brit Awards), outre-Manche. « C’est un disque hors normes avec un succès très rapide et des singles qui vont avec. » Pourtant, l’album ne sort pas tout de suite en France. La Londonienne est alors signée sur Island Records, un label d’Universal. « Universal France refuse dans un premier temps de sortir le disque, estimant que l’artiste n’est pas capable de faire de la promotion, en raison de ses problèmes d’alcool ».
Le disque est tout de même mis en vente, début 2007, sans promotion, sans être signalé à la presse. Silence total. Pendant ce temps, Winehouse, toujours poursuivie par les paparazzis londoniens pour ses frasques, « devient énorme en Grande-Bretagne », se souvient Sophian Fanen. Les choses changent au printemps 2007, Universal profitant de la venue de l’Anglaise en festivals en France durant pour l’été pour organiser des interviews ; une poignée seulement.
« Les chansons ne sont pas codées. Elle décrit des scènes qu’elle a vécues, des sentiments, son mal-être, les déceptions de ses histoires d’amour. » Sophian Fanen, auteur du livre Amy pour la vie
Début 2008, l’album connaît une consécration aux Grammy Awards. Amy Winehouse en remporte cinq, dont celui de l’album de l’année. Une première pour une artiste britannique. Elle n’a pas encore 25 ans et partage sa fierté. Un album dans lequel elle a mis toute son âme, avec une particularité, souligne le journaliste : « Les chansons ne sont pas codées. Elle décrit des scènes qu’elle a vécues, des sentiments, son mal-être, les déceptions de ses histoires d’amour. Tout est du premier degré ».
3. Une artiste féminine originale
Quand elle émerge dans le paysage musical, au milieu des années 2000, les artistes féminines du moment sont des popstars. Les Spice Girls, quelques années plus tôt, Madonna, Britney Spears, Mariah Carey, Rihanna à ses débuts… Aucune chanteuse de 20 ans ne se passionne pour le jazz, contrairement à elle. L’équipe de Simon Fuller ne parviendra d’ailleurs jamais à lui imposer un virage pop.
« Imposer quelque chose à Amy Winehouse était impossible, ça n’avait pas de sens. D’ailleurs, pourquoi lui imposer quelque chose alors qu’elle est si caractérielle dans sa musique et sa personnalité ? », estime Sophian Fanen. Physiquement aussi, Amy Winehouse ne ressemble pas aux artistes féminines du moment. Elle arbore fièrement un look vintage des années 1960, « tout en ayant une attitude presque punk, de ladette, terme anglais désignant une jeune femme qui sort en jupe, talons hauts et boit sans modération », ajoute le journaliste.
4. Un premier concert en France donné aux Eurockéennes de Belfort
Amy Winehouse tarde aussi à se produire en France. Le 29 juin 2007, en fin d’après-midi, elle foule la scène du festival des Eurockéennes de Belfort, repérée quelques mois plus tôt dans un festival américain par le programmateur, Kem Lalot. Sophian Fanen, qui avait découvert Back to Black quelques semaines avant, était dans le public : « Le concert était irréprochable. Quand elle commence, le chapiteau n’est pas plein, ce n’est pas un concert que les gens attendent. Rehab passe à la radio depuis quelques temps seulement. Petit à petit, le chapiteau se remplit. Beaucoup de festivaliers ont sûrement découvert Amy Winehouse ce jour-là. »
Elle est venue accompagnée de Blake Fielder-Civil, qu’elle a finalement épousé à Miami un mois avant. Ce set restera son seul concert réussi en France avant « un Zénith catastrophique, à l’automne, et l’annulation de sa venue à Rock en Seine, en août 2007, puis en 2008 », note Sophian Fanen.
5. Une chanteuse unique à l’héritage musical impossible
13 ans après son décès soudain, la question de l’héritage d’Amy Winehouse se pose. Pourtant, Sophian Fanen perçoit un grand écart entre l’artiste née en 1983 (elle aurait 40 ans aujourd’hui) et les artistes ayant émergé dans les années 2010 : « Elle fait partie d’une époque où les artistes veulent être reconnus pour leur musique. La personne est moins importante que l’art. Il y a une faille générationnelle à partir du moment où Facebook arrive et où on installe le culte de l’audience. Amy Winehouse appartenait à un monde où on allait sur scène et sortait des disques ». Le journaliste estime qu’il n’y a « pas d’héritage possible d’Amy Winehouse parce qu’elle était elle-même une anomalie dans son époque. Amy Winehouse n’avait aucune raison d’exister dans les années 2000. Elle était en dehors de son temps. »
« Amy Winehouse n’avait aucune raison d’exister dans les années 2000. Elle était en dehors de son temps. »Sophian Fanen, auteur du livre Amy pour la vie
D’ailleurs, l’artiste n’a jamais été friande de collaborations avec d’autres artistes de son époque. Son unique duo a été réalisé avec l’une de ses idoles, issue d’une autre génération, Tony Bennett. « Elle est en fuite permanente. Si elle se réfugie dans une époque, celle des années 1960, qu’elle n’a absolument pas connues, c’est aussi parce qu’elle ne sait pas quoi faire de sa vie. Elle s’est fabriquée un idéal musical, qui est aussi un idéal de vie et en dit long sur son incapacité à vivre dans son temps », conclut Sophian Fanen. Juste assez pour devenir elle-même une icône.