Enfant unique, Pénélope Bagieu a commencé par dessiner des frères et sœurs fictifs sur les murs de sa chambre. Désormais, elle est une autrice reconnue dans le monde entier avec sa série Culottées (récompensée par un Eisner Award), ses albums sont adaptés au cinéma, et elle a été nommée Chevalier des Arts et des Lettres en 2013. Une success story incroyable pour celle qui a commencé en croquant avec humour sa vie quotidienne dans son blog BD « Ma vie est tout à fait fascinante ».
1. Quelle est la BD qui vous a donné envie d’en faire ?
Pénélope Bagieu : C’est dur à dire mais je crois que rétrospectivement c’est Tom-Tom et Nana. C’est la première BD que les gens de ma génération lisaient toutes les semaines. On ne lisait J’aime Lire que pour ça, c’était hyper libre, ça racontait des histoires de vrais enfants qui font des conneries. Et il y a une apparente facilité dans la façon de raconter qui fait qu’on se dit : « Moi aussi, j’ai envie de faire ça, moi aussi j’ai envie de raconter des histoires. »
2. Quelle est votre BD culte ?
Une série que j’aime beaucoup et qui n’est pas assez culte, je trouve, en France, c’est Locas de Jaime Hernandez. Elle raconte l’histoire de deux filles un peu punk, Maggie et Hopey. C’est une série qu’il continue à tenir depuis, au moins 20 ans maintenant. Elles grandissent au fur et à mesure : ce sont de très jeunes filles devenues des jeunes femmes qui rencontrent plein de problèmes dans leur vie. Encore maintenant, elles continuent de vieillir. Pleins de personnages gravitent autour d’elles. C’est en noir et blanc et ce sont des histoires de femmes écrites par un homme, ce qui est, parfois, plutôt un échec, mais là c’est très bien écrit. On tombe vraiment dedans !
3. Quel est votre premier choc de lecture ?
C’était tardif parce que je ne lisais pas du tout de BD quand j’étais ado. Chez moi, il n’y avait que les BD un peu chiantes de mon père, donc je n’avais pas très envie d’en lire, mais quand j’ai commencé à en faire et que des libraires ont insisté pour m’en offrir et m’en ont conseillées des très bien… On m’a offert une super BD qui s’appelle Ma maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill. Jusque-là, je pensais que la BD c’était pour rigoler et en fait, c’est une BD qui fait beaucoup rire, mais elle est aussi bouleversante. J’avais raté ma station de métro en la lisant tellement j’étais dedans ! Je pense qu’on peut presque la qualifier de BD jeunesse puisqu’on peut la lire à n’importe quel âge et l’histoire est incroyable, tendre, c’est merveilleux ! Vraiment, je recommande beaucoup cette BD.
4. Quelle est la BD qui vous a fait le plus rire ?
Même si on rit jaune, toutes les BD de la suédoise Liv Strömquist me font rire. Elle fait des BD pour expliquer le féminisme, le capitalisme, le patriarcat… Elle choisit à chaque fois des thèmes qui sont à pleurer de rire ! Vraiment, physiquement, j’ai pleuré… J’ai dû faire une pause pendant que je lisais pour m’en remettre. C’est hyper intelligent, assez cynique et incroyablement drôle : 100% de réussite ! À chaque fois que je l’offre à quelqu’un, les gens adorent. Et s’il faut commencer par une, je conseille L’Origine du monde.
5. Quelle est la BD qui vous a fait le plus rêver ?
La série américaine qui s’appelle Bone de Jeff Smith. C’est une espèce de saga d’aventure avec des bestioles difficiles à décrire. Le héros, Bone, et deux de ses copains, sont dans un univers un peu magique, médiéval. J’avais commencé à en lire une par hasard et, à un moment, je me suis rendue compte qu’il fallait que j’allume parce qu’il faisait nuit ! J’en étais au tome 7 et j’avais passé la journée à lire ça. Je les ai finis en deux jours. C’est merveilleux, et régulièrement, je me dis : « Un moment, je me prendrai trois jours et je relirai Bone ». C’est vraiment une série passionnante !
6. Quelle est la BD qui vous a fait le plus pleurer ?
Il y a une BD qui m’a fait pleurer pendant tout un trajet de train, je n’arrivais plus à me calmer quand je l’ai terminée : David, les femmes et la mort de Judith Vanistendael. J’ai dû aller me cacher dans les toilettes pudiquement. Cette BD m’a complètement bouleversée. C’est l’histoire d’un homme qui apprend qu’il a un cancer alors qu’il a une petite fille en bas âge, une grande fille et une femme. Il est très taiseux et ne veut pas du tout parler de sa maladie alors, il se laisse ronger par elle tandis que les femmes autour de lui, chacune leur tour, se prennent de plein fouet cette maladie avec différents degrés de compréhension. On voit comment elles gèrent ce deuil. Il y a une scène… rien que d’en parler….l’acceptation de la mort, le deuil, l’attachement et la violence de perdre quelqu’un… Je n’ai jamais vu quelqu’un raconter aussi bien cela que Judith Vanistendael. Cette BD est extraordinaire et je trouve qu’elle n’a pas été assez lue.
7. Quelle est la BD que vous relisez sans cesse ?
Je ne suis pas une grosse relectrice de BD. Il y en a tellement à lire que j’ai plutôt une pile de quarante BD en retard. Mais quand je suis malade et que je suis clouée au lit, j’ai un petit doudou que je ressors à chaque fois : les Mafalda. C’était une BD que j’adorais quand j’étais petite parce que l’héroïne était une petite fille et qu’il n’y en avait quand même pas des masses des BD cool avec une petite fille. En vieillissant, j’ai changé de niveau de lecture avec cette BD. J’ai vu à quel point elle était intelligente, bien écrite et, surtout, tellement bien dessinée. On ne se rend pas forcément compte quand on est enfant comme Quino dessine bien ! En plus, cette BD ne vieillit pas : cette petite fille qui est scandalisée par l’état dans lequel la génération de ses parents est en train de lui laisser la planète, ça reste pas mal d’actualité. Je suis toujours émerveillée ! C’est hyper drôle et les enfants que je connais, qui commencent à lire Mafalda, disent la même chose. Je pense que toute ma vie je pourrais relire Mafalda.
8. Quelle BD conseilleriez-vous à quelqu’un qui n’en a jamais lues de sa vie ?
Comme ça a été mon cas pendant longtemps de dire « moi je ne suis pas très BD », maintenant, je ne supporte plus d’entendre cette phrase. En général, on pense que pour rentrer dans une vraie psychologie de personnage et s’attacher à des gens, il faut de la littérature ou un film… Or la bonne BD le fait très bien aussi. Il y a notamment une série d’un auteur québécois qui s’appelle Michel Rabagliati sur un personnage d’auto-fiction, Paul, qui est en fait l’auteur déguisé. Il y a Paul à la campagne, Paul à la pêche, Paul a un travail d’été… Avec le titre, on dirait un peu des trucs légers et rigolos, mais il parle de moments importants de la vie d’un adulte ou d’un jeune adulte. Ça peut être un premier travail, un désir d’enfant qui ne marche pas… Il a une sensibilité d’écriture que je n’ai jamais lue chez personne, c’est extraordinaire. Tu peux être mort de rire et en larmes à quelques pages d’écart, parce que c’est bien raconté et tellement poétique. Le dessin est super en plus… Et puis, si on aime bien, il y en a plein !
9. Quelle est la BD que vous auriez aimé écrire ?
J’aurais aimé écrire Fun home d’Alison Bechdel qui est édité chez Denoël Graphic. Mais je n’en suis pas capable, et puis ce n’est pas mon vécu. Je recommande très chaudement cette BD. Ce sont les mémoires d’une petite fille, puis ado, puis jeune femme, puis femme tout court qui grandit dans un parloir funéraire. Ses parents sont croque-morts et elle a des rapports très compliqués avec son père qui vont de pair avec son coming-out. Elle se découvre en partant de chez ses parents et comprend que les rapports avec eux ne sont pas du tout ce qu’elle pensait… Je ne sais pas si ça fait envie quand je le raconte comme ça, mais je pense que c’est la bande dessinée la plus intelligente que je n’ai jamais lue. Quand je l’ai refermée, je ne voulais pas qu’on me parle. J’ai passé deux heures à digérer ce que j’avais lu et à réfléchir. D’ailleurs, c’est une bande dessinée qui est étudiée dans les universités comme un « vrai livre », c’est vraiment de la littérature à part entière. Elle elle a été adapté en show à Broadway… en chantant en plus… ! C’est un livre très important.
10. Quelle est la BD que vous auriez aimé adapter ?
La vie est bien faite, parce que le livre que je rêve d’adapter… Je suis en train de l’adapter ! C’est un roman de Roald Dahl qui s’appelle Sacrées Sorcières. C’était vraiment mon livre pivot de l’enfance. C’est le livre qui m’a le plus terrifié, qui m’a vraiment cloué dans le lit. Il fallait que je dorme la lumière allumée tellement ça me faisait peur. Moitié pour l’exorciser et moitié parce que c’est un rêve, je suis en train de l’adapter en bande dessinée. C’est assez chouette de se confronter à quelque chose d’aussi intimidant qu’un roman qu’on adore, mais il faut aussi beaucoup réfléchir à comment le rebricoler pour le raconter en BD, puisque c’est vraiment autre chose.
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